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ROGER BONTEMPS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
Les Habits-Noirs. Annette Laïs (2' édition). Le Poisson d'or.
Paris. - Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus,
ROGER BONTEMPS
PAR
PAUL FEVAL
Ci.ë ^
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'«
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N» 77
1865
Droit de traduction réservé
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AVANT-PROPOS.
« J'ai lu de vous, me dit la marquise, dans le Jour- nal pour tous, un conte fort invraisemblable, intitulé les Couteaux d'or. J'aime les histoires d'intérieur, à la manière anglaise, pleines de tasses de thé, de tartines au beurre et de recettes pour conserver les fonds d'artichaut. Je prenais à l'avance ces Couteaux d'or pour des couteaux de table, et je pensais que William, le jeune homme rangé qui veut épouser la fille du pasteur méthodiste, les apporterait au presbytère, dans un étui de chagrin, pour cadeau de noces. J'avais envie de savoir quelle diablerie le lord ruiné ferait à cette occasion. Il est possible de cacher des billets doux dans une boîte à cou- teaux. Et admettez que nous soyons à la Nouvelle- Orléans : la boîte disparaît; on va fouetter cruel- lement l'oncle Tom et nous avons six cents pages attendries pour prouver qu'il fait jour en plein
II AVANT-PROPOS.
midi, c'est-à-dire que l'esclavage n'est pas une jolie chose dans un pays où l'on parle de liberté du matin jusqu'au soir....
— Et vous fûtes désappointée, madame?
— Je crois bien ! Un sauvage à Paris ! Un sau- vage muet qui ne refait pas les Lettres Persanes! Un Huron qui n'a pas tout l'esprit de Voltaire, et qui ne profite même pas de sa position exceptionnelle pour éditer un cours de philosophie naturelle ! alors, cet ïroquois trouvait tout bien dans notre re- ligion, dans notre gouvernement? Il admettait jus- qu'au macadam 1 Et des machines de l'autre monde que vous faites passer sur la butte Montmartre ! Et un duel à l'américaine dans la plaine Saint- Denis!...
— Vous ne croyez pas à tout cela, madame?
— Non certes.... Et pourtant, je sais une aven- ture beaucoup plus surprenante....
— A laquelle vous croyez?
— Il le faut bien, c'est l'histoire de mon no- taire. »
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AVANT-PROPOS. III
II
Nous en sommes tous là. Il n'est pas un seul d'entre nous qui n'ait dit au moins une fois en sa vie, après avoir écouté un récit, ces deux choses contradictoires :
« C'est invraisemblable, mais je sais une aven- ture bien plus étonnante encore. »
Sous-entendu : qui n'est pas invraisemblable.
« Pourquoi, cependant?
— Parce que c'est de l'iiistoire.
— Oui-da! Et qu'est-ce que l'histoire? »
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IV AVANT-PROPOS,
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Il est notaire, pourquoi le cacher? notaire à Paris. Ce fait ne prouve rien pour ou contre les autres notaires. Il est fort comme un athlète et brave comme un lion-; il a le sang-froid d'un peau- rouge et l'esprit d'un sauvage du boulevard des Capucines; il est insolemment bon, jeune et beau; il a épousé par amour la femme la plus exquise....
Il est notaire avec cela. Sous quel prétexte? Une vocation, à ce qu'il dit. Vous verrez bien.
Car ce qui va suivre est purement et simplement l'histoire de Roger Cazal de Lavaur, surnommé Roger Bon temps et notaire de Mme la marquise.
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ROGER BONTEMPS.
PREMIERE PARTIE.
L'ACTE DE VENTE ET LE CONTRAT DE MARIAGE.
1
Nid de fauvette.
Il y avait une petite plate-forme en planches, juste au-dessus du conduit de pierres guillochées qui bordait le toit, car c'était une vieille maison, une vieille maison du vieux Paris qui voyait d'un côté le cèdre du Jardin des plantes, à la hanche du Panthéon, et de l'autre le Palais du Luxembourg, avec les ombrages fleuris de ses jardins. Sur la petite plate-forme, il y avait un jardin aussi qui souriait au soleil couchant : quatre pots en terre rose, deux de pois de senteur et deux de pensées.
La fenêtre était mansardée gaiement et rond-voûtée. Elle regardait la plaine de Montrouge par-dessus les maisons.
Vis-à-vis de la fenêtre et tout auprès du lit qui avait
1
2 ROGER BONTEMPS.
vraiment des rideaux ruches de perse à onze sous, pro- pres, clairs et joyeux, s'ouvrait une petite porte. Certes, Nannon était bien logée. Outre sa chambre, cette chambre où nous sommes, si nette et si mignonne, elle jouissait d'un bûcher pour mettre ses robes, son four- neau et les petits fagots qui allument le poêle, l'hiver. Gela lui coûtait cent cinquante francs par an, et toutes les fleuristes du pays latin convoitaient ses domaines.
Roger venait de l'autre bord de la Seine. Ce n'était déjà, plus un étudiant. Il habitait les quartiers d'af- aires, là-bas, au delà du Palais-Royal. De si haut et de si loin, Nannon le reconnaissait bien, quand il tra- versait le jardin du Luxembourg.
Nannon avait vingt ans; Roger était d'âge à être notaire, tout juste.
Roger, cependant, était beaucoup plus enfant que Nannette.
C'étaient deux amoureux, vous le savez d'avance aussi bien que moi, mais comment vous dire cela? Ils ne s'aimaient pas tout à fait à la mode usitée dans ce quartier folâtre où se fait la moisson des gens sérieux. On dirait en effet que toutes ces graines de docteurs et de juges d'instruction prennent à tâche d'avoir le diable au corps pendant deux ou trois années et jettent au vent le trop chaud de leur sang pour avoir besoin de dormir ou de s'ennuyer tout le solennel restant de leur vie. La province fut inventée pour expier les fre- daines de Paris. Trente mois d'école de droit ou de cli- nique dévorent en herbe le rire de toute une existence.
Tout étant pour le mieux dans le meilleur des mondes, ce fait me paraît providentiel. La closerie des Lilas et le Prado sont des caisses d'épargne où la gra- vité économisée porte intérêt pour l'avenir.
La chambrette n'avait point de cheminée ; à droite et
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à gauche du poêle dont le tuyau coudé s'enfonçait dans le frais papier de la tapisserie, deux chers portraits pendaient, deux miniatures, un capitaine de cavalerie dont les cheveux allaient grisonnant et une femme qui n'était plus jeune, mais qui était touj ours belle. Nannette vivait sous les yeux de son père et de sa mère. Elle n'aimait pas son Roger comme on aime au pays latin.
Eh bien oui! Nannette était sage, quoique folle. Roger disait souvent : quand tu seras ma femme....
Œ Croyez cela ! » grommelait la portière à qui Nan- non, pourtant, ne faisait jamais attendre son terme.
Elle ajoutait, cette même portière :
« Et buvez de l'eau ! »
Nannon buvait de l'eau ou du vin, selon l'occasion.
Mais elle croyait tous les jours. '
Et Roger donc ! Roger croyait dur comme fer. C'était le plus loyal garçon de France et de Navarre. Si vous lui eussiez demandé ses intentions à l'égard de Nan- nette, il vous aurait regardé avec ses grands yeux fiers et francs qui exprimaient si bien l'étonnement. Ses intentions à l'égard de Nannette! Yoilà de ridicules questions ! Avant de rencontrer Nannette, il menait la vie de polichinelle et sa bonne vieille mère en mourait de chagrin....
Car il avait une mère, Roger, une douce femme qui. était noble et bourgeoise k la fois : noble par ses sou- venirs, bourgeoise par le besoin passionné qu'elle avait de faire un établissement à son cher fils. Je ne sais pas si ces Gazai de Lavaur étaient jamais allés aux croisades, mais la bonne dame était bien fière de sou nom. Gazai, disait-elle, s'était allié dans le temps k Morlemart et à Rohan, et certes, vous avez entendu parler du chef d'escadre Gazai de* Lavaur qui était moins célèbre que Jean-Bart.
4 ROGER BONTEMPS.
Elle ajoutait avec un soupir :
« Jadis, nous étions d'épée. »
Hélas! oui, mais il fallait un établissement à ce hanneton de Roger. Quel joli soldat il vous eût fait! Il était clerc de maître Denis-Tiburce Piédaniel, notaire de la Société œnophile et de la compagnie Baudelion (pour les engrais concentrés).
Roger était Parisien de Paris, ce qui est très-rare. Nannette venait de quelque part, en Bretagne, aux environs de la ville d'Auray. Son père, un vieux soldat qui n'en savait pas bien long, était mort en sollicitant un bureau de tabac qui fut donné à l'oncle du coiffeur d'une danseuse russe ; sa mère avait travaillé loyalement pour l'élever, puis un pauvre soir d'hiver, quelques jours après sa quato/'zième année accomplie, Nannette se vit seule au travers de ses larmes.
Elle employa son dernier argent pour acheter un terrain auprès de la tombe du capitaine. Il y avait aussi des flçurs, des fleurs toujours fraîches en ce petit coin du cimetière Montparnasse où vous auriez pris Nan- nette pour un ange agenouillé.
Ce fut en revenant de là que Nannette rencontra son Roger pour la première fois. Elle longeait le boulevard extérieur; la nuit se faisait; des étudiants qui, pour le moment, ne songeaient pas à leurs examens, lui bar- rèrent la route. Roger entendit un enfant qui criait à l'aide. La suite de ce récit vous montrera combien peu de goût il avait pour les aventures ; mais quand on y est, il faut marcher. Roger assomma quelques étudiants avec répugnance : de chers garçons qui devinrent ses meilleurs camarades, et ramena Nannon à la maison. En chemin, ils s'aimèrent.
L'histoire n'est pas plus longue que cela.
Nannon savait les chansons de Bretagne qui l'avaient
ROGER BONTEMPS. 5
bercée; elle faisait rire ou pleurer Roger, quand elle voulait. Elle avait une de ces douces petites voix qui vous chantent dans le cœur. Gela impatiente les vieilles femmes regretteuses et jalouses; la portière disait à ses Vassales :
« Faut le printemps pour la fauvette. Attendez seu- lement l'hiver ! »
Nannette attendait et chantait. Tout le voisinage connaissait les mignons refrains de la fauvette, mais on n'apercevait guère son frais minois qu'à l'heure où elle arrosait son jardin. Le reste du temps, invisible derrière ses quatre pots de terre rose, elle tournait. C'est le mot technique de cette humble et gracieuse industrie des fleuristes. Elle tournait des liserons plus légers que ceux des haies, des bruyères plus délicates que celles des vieilles landes bretonnes, elle tournait des bluets, des coquelicots et de la folle avoine. C'était une fée. Les fleurs naissaient, vivant comme les fleurs du bon Dieu, sous le charmant travail de ses doigts.
Quand ils avaient couru sous l'ombre ou le soleil, tout un joyeux dimanche, Nannon et Roger, les deux échappés, Roger en nankin, Nannette bleue et blanche comme une clochette de volubilis, dans les sauvages coulées de Ghaville, où là-haut parmi les moissons de cette Beauce en miniature qui entoure l'ermitage de Villebon, on rapportait des bottes de fleurs des champs. Il y a de la bruyère aussi dans le bois de Clamart qui regarde Meudon, et des champs de jacinthes et des fossés remplis de pensez-à-moi. Le lundi, Nannette allait chezMme Mauconseil, une négociante. Mme Mau- conseil avait des outils. Nannon copiait, en se jouant, une herbe des prés, une mousse, un vrillon de bryone, et Mme Mauconseil faisait tout doucement sa fortune
6 ROGER BONTEMPS.
avec sa réputation de fleuriste habile, Nannette n'y voyait point de mal.
Elle avait des cheveux d'un blond très-foncé, qui rayonnaient à la lumière; elle ne savait où les fourrer tant ils foisonnaient abondamment autour de son front d'enfant. Quand elle était seule, ses grands yeux d'un bleu obscur regardaient le ciel avec de souriantes tris- tesses. Sa bouche était fine et gaie ; la gentille ten- dresse de son cœur parlait dans sa voix.
Avec cela, elle était brave comme un petit homme.
Roger ne savait pas comme il l'aimait. C'était un beau grand garçon, élégant par nature, trop insouciant, mais assez Parisien pour avoir résisté. à la maladie de Paris. Les Parisiens de province seuls meurent de cette fièvre jaune. Il adorait sa mère et faisait son métier mécaniquement, comme un spirituel fainéant qu'il était. Il prétendait, de bonne foi, avoir un goût assez vif pour le notariat, sous prétexte qu'il n'y a point là d'aventures possibles. Il détestait si haut les aventures, que plusieurs de ses amis le regardaient comme un romancier démissionnaire.
Nannette et Roger ne se ressemblaient point; ils formaient plutôt contraste entre eux, et pourtant je ne sais quel mystérieux air de famille faisait songer à l'un quand l'autre se montrait : c'était bien la même fran- chise absolue de caractère, la même « bravoure, » pour répéter ce mot qui leur allait également à tous deux.
Un matin qu'ils montaient, tout resplendissants de jeunesse et de joie, dans le cabriolet du dimanche, la portière avait dit, attendrie jusque dans ces cavités où se trouve le cœur chez les gens qui en ont un :
« C'est trop joli pour durer. Un ménage comme ça ferait tort aux autres. >•
ROGER BONTEMPS. 7
Six heures du soir venaient de sonner à la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas. Roger arrivait ordinaire- ment vers six heures et demie. Cependant, Nannon ne se penchait point à son poste, espionnant le jardin du Luxembourg à travers les vertes tiges de ses fleurs. On était à la fin de septembre; le soleil couchant traçait un large rais de lumière dans sa chambretle vide.
On entendait parler dans le petit bûcher, dont la porte s'ouvrit tout à coup.
Nannon sortit et referma la porte. Elle était rouge comme une cerise. A peine la porte fut-elle refermée que sa joue devint pâle ; ses yeux, en même temps se remplirent de larmes. Elle était si violemment émue, que vous eussiez cru distinguer de la folie dans son regard. Elle resta un instant immobile, comme si elle eût voulu recueillir des pensées rebelles; puis elle s'assit auprès de sa petite table à ouvrage et mit sa tête entre ses mains, qui disparurent dans les masses abondantes de ses cheveux. Par intervalles, on voyait l'effort des sanglots sourds qui secouaient sa poitrine.
Vous n'eussiez rien entendu, vous, car il y avait loin du nid de Nannette au rez-de-chaussée, et les bruits de la rue entraient par la fenêtre ouverte ; pourtant, un son d'espèce particulière frappa son oreille ; elle tressaillit; ses mains s'écartèrent à droite et à gauche de son front; elle rejeta d'un mouvement mutin, et du même coup, pour écouter mieux, tous ses cheveux en arrière.
Elle était charmante ainsi, avec ses yeux humides et rougis, son minois effarouché, sa pose attentive.
« Il vient de meilleure heure ! » murmura-t-elle en se levant.
Elle avait reconnu le pas de Roger dès la première volée.
8 ROGER BONTEMPS.
En un tour de main ses cheveux roulés se nouèrent sur son chignon, engloutissant jusqu'à la garde les longues dents de son peigne en écaille; ses yeux, tamponnés vigoureusement, essayèrent un sourire. Elle saisit son ouvrage et prit sa place habituelle auprès de la croisée.
Roger venait lentement; il n'était encore qu'au se- cond étage.
a Lui qui monte toujours quatre à quatre! » pensa- t-elle.
Ses jolis doigts tournaient déjà, et avec quelle adresse ! les tiges d'un bouquet de muguet. Il y avait une tristesse mortelle dans ses yeux, mais aussi une préoccupation et la marque d'un travail mental. Un doute était parmi sa souffrance, peut-être un espoir.
Gomme le pas de Roger, plus distinct, sonnait sur le palier du troisième étage, elle appela un sourire sur ses lèvres. Ce n'était pas assez. Elle se mit à chanter de sa pauvre douce voix, qui d'abord trembla, mais qui bien- tôt s'affermit; car, sous cette gentille enveloppe, il y avait une volonté de bronze.
Elle savait bien des chansons bretonnes. Sans choi- sir, elle tomba sur cette gaillarde invocation des bons gars d'Auray, qui supplie et menace tour à tour la mère de la Vierge :
A Sainte-Anne, en Auray, J irai pieds nus sur la route,
Et je lui porterai \ ^u- \
Les plus beaux bouquets qu' j'aurai. | ^ '^'^
Il y a là une roulade villageoise que Nannon réussis- sait à miracle. Parfois, quand Roger montait et qu'elle chantait, il ralentissait le pas pour écouter mieux; mais, cette fois, il ne s'arrêta point.
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Nannon poursuivit, et, au travers de la porte, vous auriez juré qu'elle était gaie comme pinson.
C'est la fille à Joson Michaille Qui m' tient au cœur depuis 1' printemps. J' gagne dix- huit sous quand j' vas aux champs, .]' peux-t-êtr' soldat, car j'ai la taille : Si j' pouvais trouver un trésor, Dans un vieux pot des pièces d'or.... A Sainte- Anne, en Auray, J'irai pieds nus sur la route,
Et je lui porterai j ^.^
Les plus beaux bouquets qu' j'aurai. (^
Roger attendit la fin du refrain pour ouvrir la porte. Nannon remarqua cela.
Il avait couru. La sueur perlait à soufrent. Etpour- tant, il avait mis bien du temps à monter les quatre étages.
« Bonjour, chérie, » dit-il en entrant.
Nannette lui répondit par un petit signe de tête, et continua de chanter :
J'achèt'rais 1' cousin Jean-Marie; Il est bon pour servir le roi. Catherin' ne voyant plus qu' moi, Ça lui donn'rait peut-être envie. Si j' pouvais trouver un trésor, Dans un vieux pot des pièces d'or....
c Te voilà bien en train, ce soir! » reprit Roger qui s'avança pour l'embrasser.
Elle lui tendit sa joue, et le regarda dans les yeux en lançant son refrain d'une voix provocante :
A Sainte-Anne, en Auray, J'irai pieds nus sur la route....
10 ROGER BONTEMPS.
« Si je croyais qu'en faisant ce voyage-là je trouve- rais un trésor interrompit Roger.
— Ah ! ouiche I fit-elle. C'est bon dans les chan- sons 1 »
Et la fleur vira dans ses doigts comme une toupie
Ils avaient tous deux de ces figures qui sont des livres ouverts. Ils se savaient par cœur. Jamais entre eux, je dis au grand jamais, il n'y avait eu ni secret ni réticence.
Roger s'assit. Ils restèrent un instant silencieux.
«c Tu ne chantes plus? dit Roger d'un air contraint.
— Non, » répondit Nannelte sèchement.
Puis elle ajouta, en rabattant ses longs cils sur ses regards sournois :
« Il n'est pas six heures et demie.
— J'avais hâte de te voir, répliqua Roger, qui évi- demment saisissait avec ardeur cette porte ouverte à une explication.
— En commençant de bonne heure, murmura Nan- non qui assemblait gravement son bouquet, on est plus tôt quitte. »
Il la regarda, étonné. Elle fredonna lestement :
J'irais hoir' ma petit' chopine Tous les matins au cabaret. La femm' dirait ce qu'a voudrait, Quand j' s'rais l'époux de Catherine. Si j' pouvais trouver un trésor, Dans un grand pot des pièces d'or....
Roger la regarda au moment où elle allait entamer le refrain, et lui dit d'un accent sérieux : « Tu as quelque chose ?
— Parbleu ! répondit-elle.
ROGER BONTEMPS. 11
— C'est un secret?
— Tout le monde en aurait donc, des secrets ! » Roger rougit et voulut lui prendre la main. Elle le
repoussa.
« J'ai que je ne sais pas où se trouvent les trésors, » murmura-t-elle prête à pleurer.
Mais elle ajouta bravement et chantant à pleine voix :
Dans un vieux pot des pièces d'or !
Puis elle éclata de rire.
Ce rire sonna tristement dans la chambre qui rede- vint muette.
o Eh bien! oui, dit tout à coup Roger, il y a quel- que chose et je venais te le dire. Maman veut me ma- rier.
— Connu ! » prononça nettement Nannon en haus- sant les épaules.
Il faut spécifier que ce n'était point là du tout son style ordinaire. Nannon était une grisette et n'était rien de plus, mais elle n'employait jamais l'odieux parlage des griseltes, tout fait de mois malsonnants qu'elles pren- nent la peine d'apprendre par cœur aux petits théâtres, i D'ordinaire, Nannon parlait comme elle pensait, c'est-] à-dire correctement et bien. Mais aujourd'hui, il sem- blait qu'elle eût arboré une méchante cocarde. Sa voix, son regard, son geste, toute sa personne enfin avait physionomie de défi.
Roger réussit à lui prendre la main, et sentit dans ses doigts un vif frémissement. La main était froide et morte. Il l'embrassa pour la seconde fois : la joue bn*i- lait.
« Tu as vu quelqu'un? murmura-t-il.
— Il aurait fallu peut-être, répliqua-t-elle avec
12 ROGER BONTEMPS.
une amertume profonde, attendre au lendemain de la cérémonie !
— La cérémonie ne se fera jamais si tu veux, » pro- nonça doucement Roger.
Nannon répéta en détournant les yeux : « Connu!
— Écoute, dit Roger non sans irritation, tu cher- ches à me piquer et tu as tort, car j'ai bien de l'em- barras....
— Ah! oui, dit-elle, redoublant d'ironie, bien de l'embarras : c'est juste!
— .Te ne t'avais jamais vue ainsi, Nannette! »
Un mot vint jusqu'à ses belles petites lèvres roses, mais elle le retint et dit sèchement :
« Possible ! »
Roger abandonna sa main qui s'affaissa d'un mou- vement découragé, mais cela dura si peu, qu'il eût fallu l'œil d'un observateur pour déchiffrer ce muet symp- tôme de défaillance. La main se releva prestement et les tiges virèrent de plus belle, tandis que le refrain allait, véritable déclaration de guerre :
Si j' pouvais trouver un trésor, Dans un vieux pot des pièces d'or!
« Et qu'en ferais-tu, ma pauvre Nannon? demanda Roger attendri à son insu par l'effort même qu'on fai- sait pour le blesser au vif.
— Gela ne vous regarde plus, » répondit-elle.
Il se leva brusquement, comme si ce mot eût touché en lui quelque blessure cachée. Il fit un tour dans l'é- troite chambrette où chaque objet lui sautait aux yeux comme un navrant adieu. Nannette le suivait d'un re- gard sournois et chantait.
A cette heure, la scène apparaissait sous un aspect.
ROGER BONTEMPS. 13
nouveau. Pendant un instant, Nannon, qui n'était plus observée, laissa parler l'éloquente expression de ses traits. Il y avait là tout le grand, tout le bel amour de la jeunesse.
« Qui t'a prévenue ? demanda Roger tout d'un coup.
— C'est quelqu'un, » répliqua Nannelte.
Rien ne dit tant et si bien que ces réponses d'enfant, qui n'ont par elles-mêmes aucun sens. Roger revint et croisa ses bras sur sa poitrine.
s Tu sais pourtant bien, reprit-il, que ma bonne mère pense et agit pour moi depuis le jour de ma nais- sance. Elle n'a que moi; elle n'a qu'un rêve qui est mon avenir. Moi, je ne lui ai jamais résisté, et j'allais commencer ce soir. »
Nannon trancha son fil de soie d'un coup de ses jo- lies dents blanches.
«Ah!... » fit-elle.
Puis elle mit ses doigts devant sa bouche, qui s'ou- vrit en un demi-bâillement.
« Je te parle de ma mère ! dit Roger avec une con- sternation véritable.
— Est-elle blonde ou brune? demanda Nannette, ta demoiselle qui a de quoi?
— Est-ce bien loi que j'entends! balbutia le pauvre garçon. J'étais donc fou avant ce soir!
— Bah ! fit-elle avec le geste de celles qui jettent leur bonnet par-dessus les moulins, il faut bien payer ton étude, mon petit, je ne t'en veux pas.... Mais pour- quoi se gêner, maintenant? »
C'était trop ; on dépassait le but. Roger ne crut pas. Son front soucieux se dérida.
« Tu te venges, dit-il, et ce n'est pas bien difficile, va, de toi à moi. Je sais mieux comme je t'aime, depuis ce soir — J'ai eu grand'peur. »
14 ROGER BONTEMPS.
Il vint une étrange expression au visage de la fillette, qui le regarda en face et prononça tout bas :
« C'est lâche, les hommes !
— Mais, que crois-tu donc, à la fin ! s'écria Roger. T'ai -je jamais fait du mal, ou t'ai-je parfois menti? Je suis à toi, je ne suis qu'à toi; il me semble qu'il n'y a que toi de femme au monde pour moi. C'est comme cela ; je n'y peux rien. . . , J'ai été lâche, c'est vrai, lâche envers ma mère que j'ai laissée s'engager.... s'enga- ger.... me disant toujours : Demain, je lui raconterai
l'histoire de mon cœur et le lendemain je n'osais
pas. Pourquoi ? Parce que si ma mère s'était mise en- tre nous deux.... »
Nannette avait grand'peine à tenir sa paupière bais- sée. Un instant de plus, ses yeux rieurs et mouillés allaient, en s'ouvrant, dévoiler toute son âme. Mais Roger tressaillit tout à coup, et s'interrompit pour re- garder la porte du petit bûcher. Un léger bruit était venu de ce côté.
Nannette avait entendu aussi, car une rougeur lui monta aux joues.
Gela fit plus que le bruit lui-même. Roger devmt pâle et tremblant.
La bizarre conduite de celle qu'il aimait posait une énigme. Était-ce le mot de l'énigme qui se cachait der- rière cette porte fermée?
Il y eut un silence presque solennel. Le bruit ne se renouvela point.
Nannon, les yeux toujours baissés, reprit son chant d'une voix qu'elle voulait rendre indifférente et libre. Un rayon de soleil couchant, gùssant à travers les fleurs, jouait dans l'or de ses cheveux et découpait, se- lon une ligne lumineuse, les délicats profils de ses traits. Elle était ado rablement jolie.
ROGER BONTEMPS. 15
Roger avait cette angoisse qui serre le cœur au che- vet d'une morte bien-aimée. Il la contemplait avide- ment et songeait : c'est peut-être la dernière fois....
Car je l'ai dit : il était brave.
« Vous n'étiez pas seule, Nannon, » murmura-t-il si bas que" la fillette le devina plutôt qu'elle ne l'en- tendit.
Son corsage s'agita, mais il est des heures où l'on a des yeux pour ne point voir. Elle répondit d'un accent presque effronté :
« Après! Quand cela serait?
— Il y a quelqu'un là, » dit Roger en pointant du doigt la porte.
Nannon tourna la tête.
« Et si ce quelqu un-là n'est pas un misérable pol- tron, continua Roger qui haussa le ton malgré lui, je l'engage à se montrer ! »
Nannon jeta son ouvrage, et resta un instant le re- gard cloué au sol, comme si elle eût attendu la réponse au défi porté. Roger ne l'avait jamais vue si belle.
Il crut qu'elle allait parler ; sa bouche, en effet , s'entr'ouvrit , mais ce fut pour donner passage à un rire strident et sec que Roger ne lui connaissait pas. Ce rire le souffleta comme eût fait la main d'un rival.
Il saisit son chapeau qu'il avait jeté sur un meuble en entrant. Mais il ne partit pas encore parce qu'il crut voir une souffrance au travers des paupières baissées de la jeune fille.
« Nannette, dit-il avec une émotion profonde, si je m'en vais ainsi, jamais je ne reviendrai plus. »
Etait-ce un sanglot, ou le restant de l'éclat de rire ?
Les yeux obstinés de Nannon ne se relevèrent point Elle répondit :
16 ROGER BONTEMPS.
« Vous êtes assez grand pour savoir ce que vous avez à faire.
— Adieu, Nannette, dit Roger douloureusement. Soyez heureuse.
— Merci! fit-elle, et bonne chance. »
Roger sortit. Dans l'escalier, il put entendre le der- nier couplet de la chanson :
Vous m' devez bien ça, bonne mère, Car v"là longtemps que j' paye des vœux. Ça n' vous coûte rien d' fair' des heureux, Et j' commence à m' mettre en colère. Faut pourtant que j' trouv' mon trésor, Un grand vieux pot, tout plein d' pièces d'or!
Roger descendit l'escalier. Quand Nannette s'arrêta pour écouter, elle entendit encore le bruit de ses pas.
Alors elle entama le refrain d'une voix qui allait se brisant :
A Sainte-Anne, en Auray, J'irai pieds nus sur la route....
Ce fut tout. Elle avait fait de son mieux. Ses deux mains s'appuyèrent ensemble contre sa poitrine.
On n'entendait plus le pas de Roger.
Elle tomba en bas de sa chaise comme une morte.
Le petit bûcher s'ouvrait en ce moment. Une femme qui avait des cheveux gris sous sa capote de soie noire franchit le seuil. C'était une physionomie douce et bonne; dans ses traits déjà flétris par les années, on retrouvait le dessin du jeune et beau visage de Roger. Elle traversa la chambrette d'un pas pressé, mais que l'émotion faisait chanceler. Ses yeux étaient remplis de larmes.
Nannon s'éveilla la tête sur les genoux de Mme Ga- zai de Lavaur, mère de Roger.
ROGER BONTEMPS. 17
c Êtes-vous contente de moi? » demanda-t-elle en essayant de sourire.
La vieille dame se pencha pour la baiser au front.
« Si nous étions riches.... » commença-t-elle.
Et comme Nannon redressait sa tête charmante avec fierté, elle ajouta :
« Mon enfant, vous ne savez pas ce que j'allais dire. On ne récompense pas ce que vous venez de faire avec de l'argent. J'allais dire : si nous étions riches, je vous choisirais entre toutes les femmes pour rendre mon Roger le plus heureux des hommes. Vous êtes un ad- mirable cœur.
— Je l'aime bien, dit simplement Nannette. J'ai compris que vous l'aimiez encore mieux que moi, puis- que vous êtes sa mère. L'idée de briser son avenir et de l'empêcher d'arriver, comme vous dites, m'a tuée. Les femmes ne font pas fortune; sans cela, je vous l'aurais disputé, madame.
— Et que comptez-vous faire ? demanda la mère de Roger.
— Je pense que je ne vivrai pas bien longtemps, » répondit Nannette qui rêvait.
Le front de la vieille dame se rembrunit. « Une menace pareille ne serait pas digne de vous, dit-elle.
— Oh ! fit Nannette qui eut une fois encore son sou- rire d'enfant, j'ai dit que je l'aimais bien, et c'est vrai, allez. Je ne menace pas. S'il entendait parler d'un malheur, il m'aime bien aussi, cela empoisonnerait tout dans sa vie. Je le connais. Il me verrait morte partout dans sa maison... entre lui et sa femme... en- tre lui et ses enfants... Oh ! non, je ne me tuerai pas... quoique j'aie bien de la peine en pensant à ses enfants et à sa femme... des enfants ! toutes les nuits je voyais
2
18 ROGER BONTEMPS.
le nôtre.... celui que sainte Anne m'avait promis.... Non, non : il faut qu'il soit heiireux avec sa richesse. C'est bien assez de moi pour souffrir. Je ne mourrai pas à Paris.... Il y avait une belle fille ici, sur le carré. Son ami s'est marié. Elle est partie. On l'appelait Fan- fare, parce que sa joie faisait du bruit. Roger la con- naissait bien. Elle n'a gêné personne avec sa peine. Elle est partie pour l'Amérique ou ailleurs, je ne sais où... Là-bas, on ne sait ni qui vit ni qui meurt. »
Mme de Lavaur l'attira contre sa poitrine.
« Oh ! oui, pensa-t-elle tout haut, vous l'aimez bien, ma fille.
— Et dire que sa mère m'embrasse ! murmura Nan- nette, et qu'elle m'appelle sa fille! Quand on fait bien, on est récompensé. Je vivrai et je mourrai avec ce sou- venir-là.
— Et si je me trompais, pourtant ! fit la vieille dame. Si je lui volais son bonheur ! »
Nannelte prit ses deux mains et lels effleura de ses lèvres.
« Les mères ne se trompent jamais, dit-elle. Je n'ai plus de parents et je fais des fleurs. Épouser une fille comme moi, c'est se casser le cou, voilà le mot, n'est- ce pas, madame? Embrassez-moi encore une fois et priez pour moi comme je prierai pour vous. Adieu. »
Qj^^o:^
ROGER BONTEMPS. 19
II
Le parapet.
Au collège Henri IV, quand Robert le Diable et Ro- ger Bontemps étaient d'accord, il n'y avait plus à dis- cuter. Volontiers le petit peuple du lycée se fût divisé en deux camps, car Roger et Robert avaient chacun des partisans, mais c'était entre eux une amitié solide et déjà vieille, malgré la différence profonde de leurs ca- ractères, Roger était bon, un peu bourru parfois, fa- cile à vivre comme tous les insouciants ; comme tous les ambitieux, Robert le Diable qui, de son nom s'ap- pelait Robert Mornaix, avait des susceptibilités ner- veuses, des boutades despotiques et de féminines ten- dresses. ►
Roger était beau garçon, Robert était charmant; Roger était fort, loyal et brave, Robert avait des che- valeries et des heures de faiblesses. On l'avait vu ter- rible. Il était beaucoup plus craint que Roger.
Ni l'un ni l'autre n'avait remporté aucun succès très- marquant dans le tournoi scolaire. Là-bas il est rare que les « bons élèves 5> soient maîtres à l'heure des récréations. Ils allaient leur chemin d'écolier d'un pas égal et suffisant. Robert mordait galamment, lui qui pourtant avait des aspirations de poëte, aux mathéma- tiques et à la géographie. Il recherchait avec avidité
20 ROGER BON TEMPS.
les récits de voyages et surtout les féeries mexicaines que deux jeunes gens, pleins d'imagination et de feu, unis par les liens du sa:ng, Gabriel Ferry et Paul Du- plessis, mirent h la mode vers le milieu de ce siècle. Robert était déjà un « chercheur d'or; » il étudiait passionnément l'anglais et l'espagnol pour avoir langue plus tard dans ces romanesques pays où l'opulence est à fleur de terre.
Roger apprenait aussi l'anglais, mais par complai- sance pure et pour donner la réplique à son copin de prédilection. Il prétendait aimer ses aises par-dessus tout et faisait ainsi l'épitaphe de sa vie future : « Bon époux, parfait notaire. » Seulement, quand Robert l'engageait dans quelque folle équipée, avant la fin de l'histoire, il avait toujours pris les devants, et il fallait l'en retirer de force.... « par la peau du cou, comme un chien qui mord, » pour employer les propres ex- pressions de Thomas Stone, le professeur d'anglais qui était un vieux philosophe.
En résumé, Roger détestait les aventures; Robert les adorait. Thomas Stone disait, précisément à ce pro- pos d'aventures :« Robert le Diable en prendra par goût, tous les jours, un petit verre ou deux, mais si Roger Bon- temps y touche, en une fois, il avalera la bouteille. »
Un soir de septembre, en 1852, nos deux amis man- geaient le dîner d'adieu au restaurant Dagneaux, seuls, dans un cabinet particulier. Roger était triste; l'espoir enthousiaste montait la tête de Robert. Le cloître de l'université n'avait plus pour lui ni grilles ni serrures; en avant, c'était l'espace et la liberté : il allait entrer dans la vie,
« Les autres années, dit Roger, quand tu partais pour ton pays , nous prenions rendez-vous à deux mois.
— Maintenant c'est à deux ans, à dix ans peut-être,
ROGER BONTEMPS. 21
répliqua Robert, mais quand tu me reverras je serai riche. »
Roger secoua la lète. Robert poursuivit d'un ton tranchant et décidé :
•• Mon père s'appelle Mornaix tout court, parce qu'il est pauvre, mais tout auprès de chez nous il y a un domaine de deux* mille hectares, un domaine de roi, le plus beau domaine qui soit en France : il a nom la terre de Belbon. Le château ressemble à celui de Saint- Gloud, mais il est plus vaste ; le parc servit de modèle au parc de Fontainebleau. Mon père, M. Mornaix tout court, en est le régisseur. Mes aïeux, les Mornaix de Belbon, en étaient les maîtres et seigneurs. Je veux qu'il soit à moi comme il fut à mes aïeux, ce grand, ce royal domaine. C'est un but, cela. Il te manque un but. Sans cela, tu me vaudrais deux fois.
— Mon but est d'être notaire, fit observer paisible- ment Roger. Quand tu auras ta propriété de deux mille hectares, je suppose que tu me prendras pour ton no- taire. »
Mornaix sourit.
« Toi, murmura-t-il, souviens-toi des prophéties de Thomas Stone. Tu feras quelque effrayante gambade avant d'acheter ton étude.
— Que Dieu m'en préserve ! répliqua Roger. Mes aïeux n'avaient ni donjon ni palais, et nous sommes gentilshommes de robe. La magistrature me fait peur parce que, si je condamnais un homme à mort, je ne dormirais plus. Le notariat, au contraire, est un sacer- doce et un oreiller. J'y vois la vie en sieste : chacun son caractère. J'ai ma mère, vois-tu; il lui faut un fils tranquille pour la faire heureuse. J'épouserai, quand il en sera temps, une jolie petite demoiselle bien douce.... »
22 ROGER B0NTEMP3.
A la gare du chemin de fer, ils se tinrent longtemps embrassés, car ils s'aimaient fraternellement,
« Tu m'écriras souvent, dit Roger qui avait les lar- mes aux yeux.
— Oui souvent, que je sois loin ou près, heureux ou malheureux. Tant que je signerai : Mornaix, je ferai mon purgatoire. Mais quand tu .recevras une lettre signée: comte de Belbon.... »
Il y eut une derpière étreinte et Roger revint seul.
Pendant quatre ans au moins, on parla de Robert le Diable et de Roger Bontemps dans les cours du collège Henri IV. Aujourd'hui encore, quelques paléographes de dortoir racontent aux nouveaux leurs fredaines lé- gendaires.
Robert écrivit d'abord très-souvent, puis plus rare- ment. Sa dernière lettre, qui parvint à Paris en 18.59, était datée de Arispe, en Sonora, et signée Mornaix comme les autres.
Roger était resté à Paris. Il avait mené un instant la vie d'étudiant assez rondement, puis la rencontre de Nannonl'avaitconverti tout net. C'était toute son histoire
Thomas Stone venait le voir deux ou trois fois l'an pour savoir s'il n'avait pas encore fait sa gambade.
« Plus vous tardez, my dear , disait le professeur d'anglais, plus le saut périlleux sera capital. Vous me préviendrez la veille. »
Ce Thomas Stone pouvait être un philosophe, mais moi je vous dis qu'avec Nannette, jamais Roger n'au- rait fait le saut périlleux. Chacun de nous, une fois dans sa vie, est mis en présence de son ange gardien : il ne s'agit que de ne le point laisser prendre sa volée.
Cette petite Nannon, qui chantait si bien les chan- sons bretonnes, était l'ange gardien de Roger.
Roger se croyait sûr d'elle comme de lui-même, et
ROGER BONTEMPS. 23
un peu plus. En descendant l'escalier, après la scène que nous avons racontée, il se demanda vingt fois s'il avait bien sa raison. Nannette ainsi changée du jour au lendemain ! Nannette, la gentillesse, la grâce, la pu- deur! Nannette ayant pris ce ton! Nannette trouvant ces mots ! Que croire ?
Il était comme ivre. L'idée lui vint de remonter pour voir s'il n'était pas le jouet d'un mauvais rêve. Certes, il y avait quelqu'un dans le bûcher!
Mais, après tout, les héros de roman de notre temps ne ressemblent guère à ceux d'autrefois ; et peut-être Roger n'était-il même pas au niveau des héros de ro- man d'aujourd'hui.
Au bas de l'escalier, il se dit : « Elle jouait un rôle ; le rôle la fatiguait depuis le temps.... »
Un gros soupir acheva sa phrase.
Il enfonça son chapeau sur ses yeux et il descendit la rue d'Enfer k longues enjambées.
Les insouciants ont conscience de leur force.
« Parbleu ! se dit encore Roger, c'est une dent qu'on arrache. Demain, je n'y songerai plus. Mon caractère est comme cela; il me semble déjà que je suis beau- coup plus calme.... étonnamment plus calme.... Et même, à bien considérer les choses, c'était une aven- ture; il y avait de la chevalerie errante là dedans, je n'aime pas ça.... Que diable! je n'ai pas été créé et mis au monde pour contrarier ma mère.... Je n'ai pas les préjugés de caste, mais enfin nous sommes les La- vaur.... Eonne noblesse de robe.... bien que, à tout prendre, elle fût la fille d'un soldat.... Mais quel chan- gement à vue ! s'interrompit-il en s'arrêtant court au beau milieu de la place Saint-Michel, et en ôtant son chapeau pour s'essuyer le front : ce n'est pas naturel. . . . Si je retournais.... »
24 ROGER BONTEMPS.
II y avait des étudiantes qui buvaient de la bière, sous la protection de leurs maîtres, le long du trottoir, devant l'estaminet voisin.
« Connu! » dit l'une d'elles.
Et une autre :
« C'est lâche, les hommes ! »
Chaque famille d'oiseaux a son ramage.
Roger enfonça brusquement son chapeau sur ses yeux.
« C'est le reste qui n'était pas naturel I gronda-t-il. Connu ! Il y avait quelqu'un dans le bûcher. Nous ne sommes pas ici dans le quartier des anges.... Après ça, je ne le connais pas, moi, le quartier des anges ! »
Il reprit sa course. Il était décidément beaucoup plus calme; la preuve, c'est qu'il continuait son mono- logue enragé, pressant le pas ou le ralentissant, se dé- coiffant, gesticulant et piquant droit devant lui sans savoir où il allait.
Ses réflexions étaient sages. En définitive, sa mère avait arrangé son mariage avec Mlle Eudoxie qui ap- portait une dot, et on allait traiter pour la charge de maître Denis-Tiburce Piédaniel. Après avoir été hum- ble clerc dans cette importante étude, Roger devenait patron. Voilà du solide et du réel. Ce soir, ce soir même le contrat et l'acte de vente devaient être signés.
Et vraiment, toute cette affaire était providentielle. Roger avait laissé sa mère aller de l'avant. Je vous le demande; si, à la dernière heure, Roger était venu rompre le mariage et la cession pour cette Nannette (comme elle était jolie!) quelle eût été sa figure ?
Rravo! ma foi, bravo! on ne brise pas une vocation. Il se sentait notaire prédesiiné. Rravo! Il savait bien désormais où il courait : il courait chez maître Piéda- niel signer le contrat de mariage et l'acte de vente.
ROGER BONTEMPS. 25
Seulemenl, il tournait le dos à la Madeleine et maî- tre Piédaniel demeurait rue Tronchet.
Tout chemin ne mène-t-il pas à Rome? Bravo ! Seu- lement, ses jambes faiblissaient et la sueur froide inon- dait tout son corps.
Il s'assit sur le parapet d'un pont et il n'eut point su dire quel pont.
Il y a d'étranges apparences. Voyez le procès Lesur- ques. Certes, il y avait bien plus de preuves contre Le- surques que contre Nannon. Et cependant Lesurques était innocent, à ce qu'on dit.
La nuit se faisait. Huit heures sonnèrent à l'horloge du palais de Justice. La réunion était pour neuf heures chez maître Piédaniel. Roger se dit : « Il est temps. »
Et il resta sur son parapet, écoutant le murmure de la ville et le bruit vague de l'eau qui coulait sous les arches.
Je ne sais pourquoi le souvenir de Robert lui vint à ce moment. Il avait si grand besoin d'un ami !
Mais alors tout était donc comédie depuis le pre- mier jour? Il l'avait vue si simple , si digne , si fière même dans sa ravissante ingénuité. Pendant des années, pour lui, ce cœur avait été un livre ouvert. Connu ! connu !
La dent tenait, cela fait mal dans le moment. Mais Roger 1 Roger Bontemps! II se donnait à lui-même vingt-quatre heures pour en rire.
Parmi les murmures, il y avait une voix qui chantait autour de son cœur :
Si j' pouvais trouver un trésor, Dans un vieux pot des pièces d'or....
Eh bien, oui ! Si elle avait eu de l'or, beaucoup de
26 ROGER BONTEMPS.
pièces d'or tombées du ciel, Roger pensait cela, elle aurait acheté l'étude, acheté le consentement de la bonne mère, acheté tout, y compris lui, Roger. Voilà ce que voulait dire la chanson. Ohl c'est lâche, les hommes ! Roger pleura. Puis il écouta dans ses souve- nirs ce rire sec, ce rire qui l'avait tant étonné. Et la porte du bûcher s'ouvrit pour lui montrer un vulgaire rival.
Le calme arrivait grand train, cela se voyait. Deux hommes étaient accoudés sur le parapet à quinze pas de lui et causaient. Il ne les entendait pas.
Sans écouter, on a confusément conscience. Roger savait que ces deux hommes s'entretenaient en anglais. Au moyen de ce mystérieux procédé, l'association des idées, l'Anglais des deux inconnus évoqua pour Roger, ce brave professeur du collège Henri IV, qui lui avait prédit une culbute capitale. Il regarda couler l'eau et se dit : « Je n'ai assurément point la pensée du suicide.»
Que faisait-elle cependant à cette heure? Avaient-ils bien ri tous deux quand l'autre était sorti du bûcher?
Une phrase se détacha de la conversation des deux hommes.
« La carte est tracée au sang sur un mouchoir.... »
Roger crut avoir mal compris.
Il est d'ailleurs, pour ceux qui ont appris une langue étrangère par principe et qui n'ont pas suffisamment pratiqué, une très-grande difficulté de traduire la parole, et cette difficulté même entretient un constant désir.
Machinalement Roger se mit à prêter l'oreille pour voir s'il n'avait point attaché aux mots un sens par trop absurde. « La carte est tracée au sang sur un mou- choir.... » Que pouvait signifier cette phrase bizarre ?
Mais les deux inconnus n'avaient pas du tout l'accent
ROGER BONTEMPS. 27
irréprochable et vraiment académique de Thomas Stone. Ils parlaient en outre un patois hybride, plein d'abréviations hardies et mélangé de mots espagnols. Ces trois syllabes « El conde » revenaient surtout à chaque instant.
Roger ne comprenait pas du tout la série des idées échangées; quelques membres de phrase seuleçient surgissaient pour lui de temps en temps comme les ja- lons d'une route invisible. Sans le vouloir assurément, et aussi sans le savoir, il s'acharnait à ce travail qui fai- sait diversion à son mal.
Au bout de dix minutes il avait saisi très-pénible- ment et très-vaguement ce qu'il fallait pour conclure que les deux inconnus appartenaient à une police quel- conque et suivaient la trace d'un malfaiteur à Paris.
Ils avaient ou devaient avoir un troisième associé qui s'appelait Sam et qui était présentement sur la piste du fugitif. Selon toute apparence, El conde « le comte » était l'homme ainsi poursuivi.
Que lui importait tout cela? Hélas! peu de chose. Nannon ! à chaque instant cette vive et souriante vision venait gratter au seuil de sa pensée. Ce n'était point son habitude d'espionner les gens de la sorte, et nous pouvons affirmer qu'il s'asseyait sur le parapet d'un pont pour la première fois de sa vie. ,
Quand sonna la demie de huit heures, les deux in- connus se redressèrent en même temps et prirent la di- rection du quai. Roger les suivit. Pourquoi? Comme il eût regardé des joueurs de boule ou le bâtonniste de nos foires. Il lui fallait un hochet.
Sur le quai chacun des deux inconnus prit un fiacre. Roger s'arrêta à les regarder comme un enfant curieux et inassouvi qui s'attriste à voir tomber déjà la toile du théâtre des Marionnettes,
28 ROGER BONTEMPS.
Les deux inconnus s'étaient serré la main en disant : « A cette nuit ! »
Mais tout à coup Roger s'éveilla de son engourdisse- ment, à l'instant où les deux voitures partaient, pre- nant des directions opposées, cette question tomba dis- tinctement de l'une des portières :
« Quel est le nom de l'homme? »
Distinctement aussi, l'autre portière répondit :
« Roger Gazai de Lavaur. »
Le premier instinct de Roger fut de s'élancer, mais les deux fiacres , chose rare, galopaient déjà en sens contraire.
Qooj:^
ROGER BONTEMPS. 29
III
Voiture mortuaire.
Roger était frappé violemment. Chez nous, tout va vers l'idée fixe. Pour Roger, « l'homme » c'était l'a- mant trahi de Nannette. Sa première pensée fut que l'un des deux inconnus était le rival caché dans le petit bûcher. Mais quelle apparence? Roger avait descendu la ville tout droit, depuis les environs du Panthéon, et ces deux Anglais se trouvaient là déjà avant son arrivée. Le séducteur n'avait certes pas quitté Nannon si vite. D'ailleurs, tout le reste de l'entretien dont il avait saisi çà et là quelques lambeaux allait contre cette hypo- thèse. '
Mais alors, pourquoi son nom prononcé ?
En s'efforçant rétrospectivement d'interroger l'en- semble du mystérieux entretien qu'il avait écouté à bâ- tons rompus, il retrouva des séries de sons qu'il n'a- vait pu traduire à la volée ; un nom de femme qui n'a- vait rien d'anglais : Naranja, le mot Digqer (fouilleur ou mineur) vingt fois prononcé, et enfin l'adresse exacte de la maison où lui, Roger, demeurait avec sa mère, rue du Mail, n° 9.
Ce dernier fait, bizarre en lui-même, mais concor- dant avec les dernières paroles prononcées par les deux étrangers, changea le cours de ses réflexions. Il n'est
30 ROGER BONTEMPS.
point de notaire au monde qui ne possède dans ses cartons une pleine douzaine de romans gras ou mai- gres. Roger s'établit à feuilleter en idée les dossiers de maître Piédaniel, cherchant quelque drame suffisam- ment noir où il pût prendre un bout de rôle à man- teau. Gela l'occupa dix minutes, au bout desquelles il se reprocha avec amertume de n'avoir pas donné un louis au cocher de la première citadine venue pour suivre à tout le moins l'un des fiacres : celui dont la portière ouverte avait répondu : « Roger Gazai de La- vaur. »
Mais il n'était plus temps. Et d'ailleurs, que lui im- portait tout cela? Nannette! oh! Nannette! Si Nan- nette avait voulu....
La pensée de Nannette l'impatienta cette fois et le révolta. Il voulut chasser ce nom comme un barbet mouillé secoue ses oreilles. Il se dit : « Nous ne som- mes pas un troubadour. Allons, Roger Bontemps, de la philosophie ! Une grisette du quartier latin ! Gonnu ! C'est lâche, les hommes! quel guêpier! Je brûlerai un cierge aux Petits -Pères. Il s'agit de signer ce soir l'acte de vente et le contrat de mariage. »
Il était comme cela, ce Roger. Il ne fit ni une ni deux et prit sa course vers le quartier de la Madeleine où respirait maître Piédaniel. L'horloge du palais de Justice marquait huit heures quarante-deux minutes quand il passa devant la grille. Vers dix heures, il arri- vait au bout de la rue Yivienne.
Pourquoi tout ce temps? Est-ce qu'on sait? Il ne s'était assis que trois quarts d'heure sur un banc, entre Adonis confit et Vénus empaillée, qu'il gênait tous deux, dans le jardin du Palais-Royal. Qu'avait-il fait là? H faut bien se recorder. II avait repassé pénible- ment chaque mot, chaque syllabe de sa conversation
ROGER BONTEMPS. 31
avec Nannette et il s'était dit : « C'est impossible ! j'ai rêvé ! »
Figurez-vous que cette Nannon était, dans toute la force du terme, une enfant bien élevée, malgré son adresse à tourner les fleurs. Elle avait de la piété, beaucoup, l'hypocrite ! Roger n'en revenait pas. « Les hommes ! » Elle parlait c des hommes » comme ces prêtresses qui collent leur portrait photograpliié au frontispice des livres obscènes! Où avait-elle pris cela? Et depuis quand? II y avait peut-être des semaines que le bûcher était habité.
Un meuble cependant peut craquer. Roger eut de la sueur aux tempes en se proposant à lui-même de parier que, dans ce diable de bûcher, il n'y avait per- sonne.
Il avait eu tort de ne point conter ses petites affaires à sa Nannon chérie. Elle était défiante, elle était ja- louse, elle était fâchée. Quoi de plus naturel? A sa place, Roger eûl-il été bien aise? Quand il se leva de son banc, au grand plaisir de ses voisins, ce fut pour aller vers les ponts. Il voulait repasser le Rubicon. Mais un homme ne vire pas comme une toupie. Elle avait dit : « Connu ! »
Cependant que se passait-il chez maître Piédaniel où les deux actes authentiques attendaient impatiemment Roger, savoir : le contrat de vente à l'étude, le contrat de mariage au salon? Le thé s'y prenait, du thé très- bon, nuage de rhum ou de lait, selon les sexes, et cor- roboré de tartines. Maître Piédaniel parlait d'heureux ménages et de licitations productives. C'est toujours intéressant. Il faisait l'éloge de Roger, au grand or- gueil de son excellente mère. Roger avait été un clerc ponctuel, il serait un remarquable notaire. Que dire de plus à la louange d'un chrétien 1 Elle était triomphante^
32 ROGER BONTEMPS.
cette chère Mme de Lavaur, malgré les nuances som- bres de sa toilette. Sa figure radieuse entonnait l'épi- thalame. A ceux qui constataient déjà le retard de Ro- ger, elle répondait : « Il va venir, j'en suis sûre! »
Et de fait, elle en était sûre; elle avait assez bien travaillé pour cela. Songeait-elle encore à Nannette?
J'oubliais de vous dire que là-haut Nannette était toute seule et qu'elle ne chantait plus. Elle faisait ses paquets loyalement en pleurant.
Mlle Eudoxie avait dansé l'hiver passé avec Roger deux polkas et un cotillon. Le cotillon porte un peu à la tête. Mlle Eudoxie ressentait pour Roger, en tant que clerc ponctuel et danseur exact, une inclination, sentiment modéré qui est à l'amour ce que le sirop de groseilles est au chambertin. Il suffit généralement à nuancer de rose l'onde pure du mariage.
Mlle Eudoxie était la nièce de maître Piédaniel. Elle croyait au notariat comme les filles des preux véné- raient la lance.
Roger monta la rue Vivienne, donnant ainsi raison aux certitudes de Mme de Lavaur, Il allait de bonne foi vers son étude et vers son ménage. Seulement, il prenait le plus' long, et nous devons avouer que le joli visage de Mlle Eudoxie était absent de ses rêves.
Mlle Eudoxie restait sous-entendue comme le mot nécessaire, mais insignifiant d'une phrase du langage commun.
Elle était comprise dans la notion de mariage.
Roger avait le front un peu lourd. A voir sa démar- che incertaine des personnes peu charitables eussent pu le prendre pour un dîneur sortant des Frères-Pro- vençaux. Ce n'étaient plus désormais ses réflexions qui le fatiguaient. Il ne. pensait à rien et cheminait comme un automate.
ROGER BONTEMPS. 33
A la hauteur du café Riche, vous voyez qu'il avait l'ait du chemin et qu'il était désormais bien près du port, il s'arrêta court, regardant d'un œil stupéfié un jeune homme assis devant une table de l'extérieur qui supportait un grog intact et un petit sac de voyage. Le sac avait physionomie américaine. Le jeune homme était basané comme un turco, malgré la délicatesse presque féminine de ses traits. 11 portait les cheveux ras, la moustache longue et tombante. Son costume était celui d'un Anglais en tour.
Quand ses yeux noirs, profonds et ardents rencon- trèrent ceux de Roger, il lit un geste joyeux et s'écria :
« Enfin ! »
Sa joie n'était mélangée d'aucune surprise.
Roger n'en dit pas beaucoup plus long. Il était au plus fort de la torpeur qui suit les grandes émotions, et si étrange qu'elle fût, la rencontre ne secouait qu'à demi son engourdissement.
« Je pensais justement à toi, murmura-t-il d'une voix basse et fatiguée.
— Parbleu! dit l'autre, à qui penserais-tu? » Roger le regarda en homme qui ne comprend
point.
« Je me disais, poursuivait-il, je n'ai jamais eu qu'un ami : Robert.... »
Ils se prirent la main, puis ils s'embrassèrent. Ils étaient jeunes tous deux; leur étreinte fut sincère et vive.
«E Serais-tu dans l'embarras? demanda Robert Mor- naix. Dis vite, nous n'avons pas beaucoup le temps de parler de toi.
— Oui, répondit Roger, je suis dans un grand em- barras.
— As-tu besoin d'argent ?
3
3ii ROGER BONTEMPS.
— Non. »
Tout de suite après cette réponse , Mornaix devint distrait.
« J'ai cru que tu allais manquer au rendez-vous 1 dit-il d'un ton de reproche.
— Au rendez-vous ! répéta Roger qui n'était pas à l'heure où l'on devine les charades.
— Ehl oui, fit Mornaix avec impatience. Je suis allé chez toi, rue du Mail, n° 9. Il n'y avait personne. J'ai laissé une lettre, signée comte de Belbon....
— Ah I l'interrompit Roger, tu as gagné la partie, là-bas? »
Mornaix ne répondit point, et acheva : « La lettre te donnait un rendez-vous ici, à dix heures.
— Je n'ai pas reçu ta lettre, et je passe ici par ha- sard, dit Roger. C'est ma route.
— Où vas-tu ?
— Me marier et acheter mon étude.
— Ah ! . .. mais comme tu dis cela !
— Je dis cela comme cela est.... je souffre. » Mornaix lui prit les deux mains et les sentit froides. « Tu es bien pâle ! murmura-t-il.
— Je soutire, » répéta Roger.
Mornaix resta un instant silencieux. Malgré sa préoc- cupation, Roger remarqua que les regards de son ami allaient et venaient avec une perçante inquiétude, in- terrogeant les alentours et aussi le lointain.
« Tu as peut-être aussi besoin de moi, dit-il, rendu k la bonté de sa nature.
— Peut-être, » répliqua Mornaix. Il ajouta, en consultant sa montre :
« Nous avons une demi-heure. Conte-moi ton his- toire. »
ROGER BONTEMPS. 35
Roger ne se fit pas prier. Avec la naïveté qui était en lui et que chacun de nous trouve aux heures d'an- goisse morale, il établit le pauvre bilan de sa situation entre sa mère bien-aimée, Nannette qu'il adorait, Mlle Eudoxie qu'il allait épouser, et la charge de no- taire qui était son bâton de maréchal. Ce qu'il y a de meilleur dans ces humbles récits de la vie réelle, c'est le détail ; on peut même dire que tout est dans le dé- tail. Chaque incident, ici, perd sa signification aussitôt qu'on le dépouille de la bourre qui l'enveloppe. Tout mot doit être dit selon sa note précise, avec le dièze ou le bémol qui en modifia si merveilleusement le sens, avec le sourire qui le ponctua, avec le geste qui en fut le costume et l'accent.
Or, Robert Mornaix ne voulait point de détails. Il prétendait juger sur l'exposé aride du fait, semblable en ceci à la plupart des arbitres, qui jamais n'ont le temps.
Il n'avait pas le temps.
Quand reviendra l'âge d'or, et il semble proche, on rompra les deux jambes, les deux bras et le cou à tout éminent magistrat convaincu de n'avoir pas eu le temps : ceci sur la roue, en place publique.
Chaque fois que Roger voulait s'expliquer, analyser ou peindre, Mornaix consultait sa montre et lui fermait la bouche. Au bout d'un quart d'heure, Roger avait achevé, et, la cause entendue, Mornaix n'en savait pas le premier mot.
« Résumé ! dit-il d'un ton tranchant. Tu crois aimer une petite personne qui t'a fait accroire ce qu'elle a voulu au sujet de ses parents, pauvres, mais honnêtes. Elle parle un français douteux, compris seulement dans le quartier des écoles. Elle te trompe avec un étudiant de septième année, qui pourrait bien être un garçon coiffeur. Ta mère veut le marier j toi, tu veux être no-
86 ROGER EONTEMPS.
taire, et, à supposer qtie le notariat soit une serrure fermée, le mariage semble en être la clef. Seulement, le mariage suppose une femme, et tu n'aimes pas la femme que suppose le mariage. En foi de quoi te voilà penaud, ne sachant s'il faut aller à hue ou à dia, etplus enfant dix fois que nous ne l'étions au collège.... A quoi donc as-tu perdu ton temps, mon copin ?
— A être bien heureux, va! » répondit Roger avec un gros soupir.
Mornaix haussa les épaules.
» Je ne sais pourquoi je n'ai jamais ouï parler du bonheur qu'au passé, dit-il avec dédain. .. moi, c'est l'avenir que j'aime.
— Le présent a pourtant son prix, fit observer Roger.
— Je le nie, puisqu'il glisse sans cesse entre nos doigts. Mornaix fixa ses yeux étincelants sur ceux de Roger,
et demanda brusquement :
« Veux-tu faire fortune tout d'un coup ?
— J'avoue que cela m'est à peu près égal, » répondit Roger d'un ton froid et doux.
Mornaix fronça le sourcil et haussa les épaules. «Avec la fortune, dit-il pourtant, tu aurais épousé ta Nannette.
— Oh ! fit Roger, il n'y avait pas besoin de fortune pour cela. Si elle avait voulu, rien au monde ne nous aurait séparés jamais !
— Tu n'as pas changé depuis notre rhétorique, gronda Mornaix non sans quelque dédain|; tu détestes toujours les aventures?
— Cordialement. »
Robert Mornaix baissa la voix et ajouta : « Eh bien ! frère, nos routes ne sont pas de celles qui se rencontrent. J'avais espéré mieux de toi.
— Frère, répliqua Roger, cela me fait plaisir de
ROGER BOXTEMPS. 37
t'entendre m'appeler ainsi. Je n'aime pas souvent et j'aime longtemps. Ceux que j'aime ne peuvent jamais trop espérer de moi.... Que veux-tu? «
Il tendit la main à Mornaix, qui fixait de nouveau sur lui ses yeux de feu et semblait hésiter. Ce dernier reprit après un silence :
« C'est que. ...il s'agit d'aventures....
— Soit, dit Roger en souriant. Je n'en veux pas pour moi, mais je peux épouser les tiennes.
— De terribles aventures.... poursuivit Robert.
— Soit.... prenons-les terribles. Une fois qu'on y est, peu importe. Te souviens-tu de la prédiction de Thomas Stone ? »
La figure basanée du voyageur s'éclaira. II secoua vigoureusement la main qui restait dans les siennes, et s'écria :
« Pardieu 1 je retrouve mon Roger-Rontemps!
— Et tu me fais l'effet, copin, d'avoir pleinement mérité ton nom de Robert-le-Diable. Confesse-toi, je t'écoute. »
Mornaix lança encore une fois à la ronde son regard rapide et attentif.
«« Pas ici, murmura-t-il.
— Pourtant, il faut au moins que je sache....
— C'est un duel, un duel à mort, prononça Robert à voix basse.
— Et je serai ton témoin?
— Mieux que cela, peut-être.
— Garçon ! appela Roger.
— Que veux-tu? demanda Mornaix.
— Une plume, du papier et de l'encre, répondit Roger. Je veux écrire à ma mère et à mon patron, pour leur expliquer comme quoi il m'a été impossible d'aller ce soir signer mon acte de vente et mon contrat.
38 ROGER RONTEMPS.
— C'est juste, dit Robert. Les convenances... Tu es le plus charmant garçon que j'aie jamais rencontré en ma vie. »
Le garçon apporta tout ce qu'il faut pour écrire, et Roger entama aussitôt sa correspondance.
i< Tu étais bon tireur autrefois? lui dit Mornaix.
— J'ai beaucoup gagné depuis, laisse-moi écrire.
— Je te laisse Tu montais bien à cheval?
— Je suis un true rider.... laisse-moi....
— Fais, fais ! ... Tu traversais la Seine à la nage ?
— J'irais sur le dos de Paris à Saint-Cloud.... Bon ! voilà que je parle de Saint -Gloud à maître Pié- daniel! »
Il déchira sa lettre et recommença courageusement.
Là-bas, chez le notaire, on l'attendait toujours, et, de trois minutes en trois minutes, Mme de Lavaur ré- pétait à l'assistance impatientée :
a II viendra. Je suis sûre qu'il viendra ! »
Roger avait déjà écrit quatre lignes, lorsqu'une voix prononça derrière lui, rapidement et tout bas :
« Il's done ! (c'est fait) , »
Il regarda et vit un homme, vêtu de toile et coiffé d'un large chapeau de paille, qui s'éloignait dans la direction de la chaussée. Mornaix s'était levé.
« Partons! dit-il.
— C'est la seconde fois que j'entends parler anglais ce soir, dit Roger. Est-ce l'aventure qui commence?
— Partons! tu finiras ta lettre là-bas.
— Là-bas! où?
— Viens ! »
Il entraîna Roger, qui fit un bouchon de sa lettre et répéta d'un ton résigné :
« C'est ça.... J'écrirai de là-bas. »
Au moment où ils quittaient la devanture du café
ROGER BONTEMPS. 39
Riche, un gaillard de haute taille, maigre comme un coucou, mais charpenté en athlète, sortit de la salle oii il s'était tenu derrière eux, le dos tourné, et les suivit à vingt pas de distance.
Robert Mornaix, qui marchait très-vite, se retourna plusieurs fois avant d'atteindre l'angle de la rue Lepel- letier. Mais, dans un espace de vingt pas, sur le boule- vard, il y a quarante passants. Notre homme avait abon- damment de quoi abriter sa poursuite.
Derrière l'Opéra, un tiacre attendait.
« Monte ! » ordonna Mornaix à Roger.
Et, tout de suite après, parlant au cocher :
« Palais-Royal, porte du perron ! »
Le fiacre partit au galop.
A la grande surprise de Roger, le fiacre n'était pas vide. Il contenait cet homme qui portait un costume de planteur et qui avait dit en anglais : C'est fait !
Roger espérait bien que cet homme et Mornaix al- laient échanger quelques paroles en forme d'explica- tion. Il n'en fut rien.
Place de la Rourse, Robert dit :
« Voici l'ordre et la marche : Nous descendrons au perron. Toi, Malgache, tu enfiles le passage Radziwill et tu descends la rue des Bons-Enfants; toi, Roger, tu prends la rue de Richelieu. Moi, je paye tranquillement
et je traverse le jardin Je serai arrivé aussi vite que
vous place du Palais, angle de l'hôtel du Louvre. L'autre fiacre est là.
— Ça va bien! grommela Roger. Nous avons donc un régiment k nos trousses? j>
Il lui fut répondu par un serrement de main qui semblait dire :
« La raillerie n'est pas de saison. »
Le fiacre s'arrêta cependant au perron du Palais-
40 ROGER BONTEMPS.
Royal, et tout fut exécuté de point en point, selon que Mornaix l'avait réglé. Quand Roger, après avoir des- cendu la rue de Richelieu à grandes enjambées, arriva au coin de l'hôtel du Louvre, ses deux compagnons étaient déjà en voiture.
Fouette cocher! Ces fiacres étaient de choix, proba- blement, car leurs attelages brûlaient le pavé. La rue de Rivoli, la place de la Concorde, puis la grande ave- nue des Champs-Elysées furent parcourues au galop jusqu'au rond-point. Là, on prit l'avenue Montaigne.
« Avant-dernière porte à droite ! » dit Mornaix au cocher.
L'instant d'après, le fiacre s'arrêtait devant l'entrée d'une sorte de chantier.
Il y avait un couloir assez long, aboutissant à un frais jardin. Le Malgache avait pris les devants.
« Allons-nous encore changer de wagon ? » demanda Roger.
Mornaix s'arrêta en tressaillant.
« N'a-t-on point marché là -bas derrière nous ! » fit-il avec une terrible inquiétude.
Ils prêtèrent l'oreille. On n'entendait rien que la brise de nuit caressant la cime des arbres.
Une maison était devant eux avec un petit perron coquet et un vestibule ouvert des deux côtés ; ils mon- tèrent le perron et traversèrent le vestibule, dont les portes se refermèrent aussitôt, les laissant dans une cour carrée close d'un mur tout neuf. La porte cochère de cette cour s'ouvrait rue Rizet, à l'angle de la rue de Marbeuf.
A supposer qu'on fit, par derrière, comme c'était l'apparence, la chasse à nos trois compagnons, la fer- meture de l'entrée et de la sortie du vestibule arrêtait tout net la poursuite et forçait les limiers à faire le
ROGER BONTEMPS. 41
grand tour par le quai de Billy. Ce raisonnement vint à l'esprit de Roger.
Mais il n'eut pas le temps de bien réfléchir. Au mi- lieu de la cour, éclairée par deux lampions posés à terre, une voiture encore stationnait. Deux vigoureux chevaux y étaient attelés.
On allait, selon la propre expression de Roger, changer une fois de plus de wagon.
Étrange wagon, celui-là, et dont les lugubres profils sont bien connus à Paris.
C'est un cabriolet, au dos duquel un appendice carré s'ajoute, sorte de boîte où un être humain couché pour- rait tenir. Ce qui donne cette pensée, c'est que des trous sont percés de distance en distance, comme pour favoriser la respiration d'un animal captif. Mais telle n'est pas la destination de ces trous. Le prisonnier qui habite ces boîtes ne respire plus.
On s'en sert pour faire voyager les cadavres, quand une volonté pieuse de la famille ou un suprême caprice du mort choisit un lieu d'inhumation lointain.
Tel était le véhicule dont l'aspect mit, il faut bien le dire, un court frisson sous la peau de notre Roger- Bontemps.
« Monte ! » lui dit encore Mornaix.
Il monta dans le cabriolet. Le Malgache était déjà sur le siège.
Robert Mornaix prit place à son tour, le portail s'ou- vrit à deux battants, et la voilure mortuaire roula comme un tourbillon sur le pavé du quai de Billy.
<e^
42 ROGER BONTEMPS.
IV
Le chemin creux.
Roger Bontemps n'aimait pas les aventures. Quel- qu'un qui eût aimé les aventures aurait trouvé peut- être que celle-ci manquait de charme et de gaieté. Involontairement, Roger songeait au fardeau qui était derrière. Il le voyait, dans sa prison carrée, miséra- blement balloté par les cahots du chemin. Était-ce un homme ou une femme ? Et pourquoi ces romanesques précautions pour faire voyager un objet qui, d'ordinaire, n'excite point la convoitise des malfaiteurs ?
Une fois, Roger sentit un frisson qui courait par ses veines. Il s'était demandé : « S'agirait-il d'un crime? »
Nous parlons de ses réflexions parce qu'il n'avait personne à qui les confier, et de ses doutes parce que le moyen de les éclaircir lui manquait. Auprès de lui, dans le cabriolet, il n'y avait que cet homme appelé le Malgache, personnage taciturne, dont les traits durs et la face hâlée semblaient repousser d'avance les ques- tions. Mornaix était sur le siège et conduisait à toute vitesse. Deux ou trois fois, Roger lui avait adressé la parole, et s'était attiré cette laconique réponse :
« Nous causerons là-bas ! »
La caravane roulante s'était, du reste, augmentée d'un nouveau membre, une sorte de gamin de Paris,
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costumé avec touf le sans-gêne de cette respectable caste, et que Roger avait entendu nommer Grelot dans la cour de la maison mystérieuse.
Grelot formait l'arrière-garde. Il naviguait à recu- lons, assis sur la boîte funèbre comme un artilleur sur son caisson. A moitié chemin de Versailles, Mornaix l'avait prié assez rudement de se taire, parce qu'il enton- nait une jolie chanson, apprise aux Folies-Dramatiques.
a Nous causerons là-bas ! »
Où, là-bas? Quelle figure avait-on dû faire chez maître Piédaniel? Roger, ayant du loisir, se mit à ré- diger dans sa tête la lettre d'excuse qu'il ilevait écrire le lendemain, là-bas. Il pensa qu'une lettre ne suffi- sait point. Il en fallait trois : une pour le patron, une pour sa mère, une pour les parents de Mlle Eudoxie.
Et Nannette ! Son souvenir vint, triste et souriant à la fois. Roger, désormais, ne pouvait plus songer à autre chose.
On changea de chevaux un peu avant d'arriver à Versailles. Le relais attendait en pleine route. La ville fut traversée au grand galop.
La nuit était noire. De larges nuages couraient au ciel. La lune à son déclin se leva tard derrière les collines dépassées de Saint-Gyr. La route, jusque-là complètement sombre, s'éclaira vaguement, à cette lumière qui prête aux objets des formes étranges.
Mornaix, tout en faisant avec une remarquable habi- leté son métier de cocher, jetait sans cesse à droite et à gauche des regards inquiets. Plusieurs fois, il se leva debout sur son siège pour examiner la route parcourue. En ces occasions, il échangeait un mot avec Grelot, l'arrière-garde, pour se bien assurer qu'il veillait. V^u second relais, pendant qu'on dételait les chevaux fumants, Mornaix fit le tour de la voiture et Roger l'en-
44 ROGER BONTEMPS.
tendit qui parlait. La voix qui lui répondit semblait étouffée. Elle n'appartenait certes point à Grelot. C'é- tait une voix de femme.
Mais la course reprit bientôt et les chevaux frais dé- vorèrent la route.
« Naranja souffre, dit Mornaix en espagnol. Gela ne peut durer. »
Le Malgache répondit, employant la même langue, mais avec le plein accent mexicain :
« Encore deux heures ! »
Roger, éveillé brusquement de sa rêverie, répéta comme s'il se fût interrogé lui-même :
« Naranja ! »
Puis il ajouta :
c C'est la deuxième fois que j'entends ce nom-là. »
Mornaix se retourna sans ralentir la course de son attelage.
ft Explique-toi ! » dit-il.
Roger raconta en quelques mots ce qui lui était ar- rivé sur le parapet du pont, la conversation des deux inconnus, la peine extrême qu'il avait eue à traduire quelques bribes de leur anglais, et l'intérêt bizarre qu'il avait pris à celte énigme au plus fort de sa détresse.
a Qu'ont-ils dit de Naranja? » demanda Mornaix, toujours précis et froid.
Roger interrogea ses souvenirs. Les événements de cette soirée l'avait étourdi, en vérité, comme un coup de massue. Quelques heures le séparaient à peine du moment où il avait vu Nannette pour la dernière fois, et cependant, tout lui apparaissait au travers de ce voile qui recouvre les choses lointaines.
a J'aurai vécu dix ans, cette nuit! murmura-t-il en appuyant ses deux mains contre son front.
— Qu'ont-ils dit de Naranja? répéta Mornaix.
ROGER BONTEMPS. 45
— Je n'ai pas pu tout comprendre, répondit Roger.
— Qu'as-tu compris?
— Qu'ils poursuivaient quelqu'un avec une volonté implacable : un ennemi ou un criminel.
— N'ont-ils parlé que de Naranja?
— Ils ont parlé de l'homme qu'ils poursuivent.,., ils le nommaient cl Conde.
— C'est tout?
— Non. Je n'ai pas dit encore la chose qui m'a frappé le plus : ils ont parlé aussi de moi.
— De toi ! répéta Mornaix avec une nuance d'éton- nement,
— De moi.... à mesure que je cherche, leurs pro- pres paroles me reviennent....
— Mais tu m'as dit que tu signais à présent comte de Belbon! l'interrompit-il tout à coup. C'est toi qui est leur el Conde, peut-être?
— Oui, prononça froidement Mornaix. C'est moi qu'ils cherchent : ils m'ont suivi chez toi comme ils me suivent partout. t>
Il se leva d'un mouvement brusque et s'appuya d'une main k la capote du coupé pour interroger la nuit d'un long regard.
« Seraient-ils sur nos traces ! fit Roger. Malgré tant de précautions!
— S'ils n'y sont pas, ils y seront, répliqua Mornaix.
— Ont-ils donc droit sur toi?
— Selon les pays le droit change, » prononça lente- ment Robert Mornaix.
Il ajouta en s'adressant à Grelot : « Toi, ouvre l'œil!
— Je veille, répondit Grelot. Voilà deux fois que je vois de la poussière an sommet des côtes.... Mais c'est peut-être le vent.
46 ROGER BONTEMPS.
— Il a VU quelque chose ! » dit le Malgache en es- pagnol.
Mornaix se retourna pour lancer un coup de fouet aux chevaux. La voiture allait comme le vent.
<t Nous ne sommes pourtant pas chez les sauvages ! pensa tout haut Roger. Pourquoi prendre tant de peine quand on peut passer parole aux gendarmes? »
Le Malgache eut un rire silencieux dans son coin.
a Gopin, dit Roger, chacun son goût. Moi, je n'aime pas les gens qui rient quand on parle des gendarmes, et je prétends savoir.,..
— J'espère pourtant, mon cher monsieur de Lavaur, l'interrompit le Malgache en assez bon français, que nous ferons, nous deux, une paire d'amis avec le temps. »
Roger resta muet de surprise. « Je te présente, dit Mornaix, le seigneur Miguel Maria Torres. Les Smith ont dû parler du digger....
— Certes, fit Roger, le mineur! ils s'occupaient énormément du mineur 1
— C'est le seigneur Miguel Maria, frère de ma femme. »
Le Malgache souleva poliment son grand chapeau de paille. Roger salua en balbutiant : Ah! tu es marié, copin?... »
Un coup de sifflet aigu et court retentit, Roger pré- cipita aussitôt le galop de ses chevaux, mais au lieu de continuer sa course en ligne directe, il tourna au coude du premier chemin de traverse qui se présenta et le suivit pendant une cinquantaine de pas.
« Stop! dit le Malgache. En voilà assez. 11 faut savoir si c'est une fausse alerte. Qu'as-tu vu, Grelot?»
Grelot ne répondit ])as. Il n'était plus à son poste.
Le Malgache sauta à terre et mai'cha rapidement
ROGER BONTEMPS. 47
vers la grande route. Roger remarqua que son pas ne produisait aucun son. Mornaix aussi se laissa glisser sur le chemin en lui recommandant de tenir en bride l'attelage. Plusieurs minutes se passèrent. Un silence complet régnait aux alentours.
Dans ce silence , une voix douce , la voix que Roger avait entendue déjà au relais, appela Robert. Personne ne répondit. La voix appela une seconde fois et ses in- flexions exprimaient une plaintive impatience. Roger descendit à son tour. Pour un'garçon qui n'aimait pas les aventures, il était assurément mal servi.
La lune dépassait maintenant la cime des arbres ; aucun nuage ne la couvrait ; ses rayons tombaient d'a- plomb sur la voiture. Roger regarda tout autour de lui ; il écouta après avoir regardé ; c'était l'apparence de la solitude la plus absolue.
La voix s'éleva pour la troisième fois, disant :
« Robert, je t'en prie, ôte ce couvercle, ne fût-ce qu'un instant. J'étouffe ! a
Nos lecteurs souriraient si nous allions jusqu'à pré- tendre que Roger éprouva une bien vive surprise. De- puis longtemps déjà, il supposait que le funèbre com- partiment ne contenait point une morte , mais tout se présentait à lui, cette nuit, sous une forme si bizarre qu'il vivait en défiance du témoignage même de ses sens.
Le quart d'une journée s'était à peine écoulé depuis qu'il montait, joyeux, mais embarrassé, le modeste escalier de Nannette. On était à l'heure où les cafés du boulevard vont se fermer. Mme de Lavaur, Mlle Eu- doxie et M* Piédaniel devaient faire leur toilette de nuit. Et que pensaient-ils de son absence?
Et Nannette?... Tenez! pour moins que rien, il eût juré que tout ceci était un cauchemar et qu'un rat, bête malfaisante, avait commis ce tapage dans le bûcher.
48 ROGER BONTEMPS.
Quand il eut fait le tour de la voiture, il put entendre distinctement la douce voix qui lui demandait :
« Est-ce toi, Robert? »
Et comme il hésitait k répondre, mesurant instincti- vement le danger aux incroyables précautions qu'il voyait prises, une plainte découragée sortit du cofi're.
Roger prit le couvercle à deux mains et le souleva. Il ne vit d'abord qu'une figure d'enfant, une pâle et délicieuse figure qui essayait un sourire parmi les grosses larmes que la lumière de la lune brillantait sur sa joue comme des perles de cristal. Mais le sourire s'enfuit et une expression de vif efl'roi le remplaça bien vile.
La jeune femme ferma les yeux et tout son corps trembla :
Œ Seigneur, mon Dieu, ayez pitié de moi! » mur- mura-t-elle.
Puis un soupir faible s'échappa de sa poitrine et son corps cessa de tressaillir.
Roger voulut la rassurer, mais elle n'entendait plus. Elle était évanouie.
Si les précautions prises étaient incroyables, nous avons déjà dit le mot, la terreur produite par le mys- térieux ennemi était donc aussi bien profonde ! Roger sentit cela en dehors de tout raisonnement. Il se vit enveloppé par un ordre d'idées et de faits absolument inconnus et qui, du premier saut, franchissaient la frontière du vraisemblable.
Y avait-il donc, en pleine France du dix-neuvième siècle des périls contre lesquels l'organisation sociale ne peut rien? Le pays des Hurons commençait-il à dix lieues du boulevard de Gand? Quel motif avait pu porter Robert Mornaix, k se priver de ces magnifiques et banales protections qui entourent tout le monde ?
ROGER BONTEMPS. 49
Pourquoi jouer à cache-cache dans la campagne dé- serte? Les chemins de fer n'ont-iis pas supprimé pour le voyageur la solitude et la nuit?
Chez nous l'homme ne se protège plus lui-même; il n'a pas la permission de porter des armes. Gela dit tout. La loi, tutrice, est seule armée.
De sorte que tout homme qui, chez nous, porte des armes et renonce à la publique tutelle de la loi encourt ce soupçon d'être l'ennemi de la loi.
Il est pourtant des choses qui s'attaquent à la loi et que nos mœurs ne rangent point dans la catégorie des faits déshonorants. Un enlèvement, par exemple.
Mais Mornaix avait dit : « Je suis marié. »
Sa femme! c'était sa femme qu'il faisait voyager ainsi.
Sa femme ! presque un enfant ! Jetée au milieu de ce roman brutal et sinistre !
L'idée de folie vint. Elle ne tint pas. On suppose un fou, mais ils étaient trois, tous trois calmes, résolus et manifestement dirigés par une volonté rélléchie.
L'un des trois était le frère de celte débile et char- mante créature....
La lune éclairait distinctement l'intérieur de cette loge où, pour la première fois peut-être une poitrine vivante respirait. Ce que Roger voyait n'était pas moins étrange que le reste. Un peignoir de soie rose des- sinait les formes exiguës, mais adorablement gracieuses de Naranja. Une légère guirlande de tleurs s'enroulait dans sa chevelure abondante et plus noire que le jais. Elle était couchée sur un matelas de salin. C'était comme un lit de noces, souriant et heureux.
Mais à droite et à gauche du matelas, quatre lon- gues carabines, deux h droite, deux h gauche, étaient emballées avec un soin minutieux.
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Et involontairement, Roger se dit : « Nous sommes quatre.... »
Robert Mornaix ne lui avait point caché qu'il s'agis- sait d'un duel à mort : duel dans lequel lui, Roger, ne devait pas seulement être témoin, mais second.
Or, par vocation, il est bon de le répéter, Roger Bontemps était un notaire et non point un chevalier errant. Il vous eût soutenu cet axiome l'épée à la main, pour peu que vous l'eussiez voulu. Il trouvait toutes ces choses encore bien plus extravagantes que vous ou moi. L'aventure, en thèse générale, étant son cauche- mar, il se débattait là dedans comme un barbet qu'on baigne malgré lui.
Mais l'aventure le tenait et le submergeait. Il avait beau faire : il y perdait plante.
Certes, on eût bien étonné M* Denis-Tiburce Pié- daniel si on l'eût éveillé en ce moment pour lui dire que son futur successeur était dans un chemin creux de la Brie, occupé avec une houri sonorienne, en cos- tume de bal et voyageant au fond d'un cercueil.
Quand on a l'honneur d'être notaire et qu'on habite depuis trente-deux ans le même appartement de la rue Tronchet, on peut supposer Nannette et même l'ex- cuser. La mansarde voisine du Panthéon est dans la nature; M" Piédaniel y a passé. Mais Naranja! Un rêve d'opium ! L'absurde !
Roger faisait de son mieux. Nous devons constater qu'à part le trouble causé par le côté moral de l'aven- ture et la vue de la jeune femme évanouie, il était aussi calme que s'il avait eu ses pantoufles aux pieds dans son cabinet de travail. Pas une seule fois la pensée ne lui vint qu'étant donnée la diabolique tournure prise par les événements, la sombre haie qui bordait le chemin pouvait d'un moment à l'autre s'illuminer à la
ROGER BONTEMPS. 51
lueur d'un coup de feu. Et si elle était venue, cette pensée, Roger n'eût fait ni plus ni moins.
Il souleva la tête charmante de Naranja et l'ap- puya sur le bord de la caisse, protégée par le matelas. Il desserra les agrafes de la robe rose, et la charmante créature rouvrait déjà ses beaux yeux, quand un bruit léger annonça le retour des voyageurs ou l'approche d'un étranger.
D'instinct et comprenant qu'il était la sentinelle en faction, il saisit une des carabines qu'il dépouilla de son étui. Le chien relevé lui montra une capsule bril- lante. L'arme était chargée. Il attendit, sûr d'elle et de lui-même.
Trois formes se dressèrent autour de lui sans qu'au- cun mouvement, autre que le premier bruit, eût trahi leur approche.
« Bravo ! dit Momaix. Mais tu aurais été scalpé comme un ange, en attendant ! Une autre fois tu feras mieux. Il faut l'apprentissage.
— J'avais entendu un frôlement de branches.... » répliqua Roger.
Les trois compagnons se regardèrent, et le Malga- che reprit d'une voix basse et inquiète :
a Alors il y a ici une autre personne que nous ! »
Et, sans se consulter davantage, il disparut derrière la haie de droite, tandis que Grelot, comme une cou- leuvre, perçait la haie de gauche. Mornaix restait seul avec Roger.
« C'était une fausse alerte, là-bas, dit-il : deux gen- darmes à cheval. »
Puis il ajouta en mettant un baiser sur le front de Naranja qui lui souriait comme en un rêve :
« Tu as vu ma femme, copin? C'est une étonnante histoire, va ! »
52 ROGER BONTEMPS.
Naranja lui parla à l'oreille.
<r Si fait, si fait, répondit Mornaix, tu le connais : c'est Roger-Bontemps, mon copin de collège Henri IV... .Je t'ai assez parlé de lui ! »
Naranja tendit sa belle petite main à Roger et dit :
« J'ai eu grand'peur... J'avais cru reconnaître un des hommes du Saint- Jean-Baptiste.
— Senor Gonde, ajouta-t-elle d'un petit ton impé- rieux, quand il s'agirait de la vie, je ne veux plus res- ter là dedans. Ce n'est pas ce que j'ai dit : on n'é- touffe pas ; il y a de la place et de l'air. Mais jouer ainsi à la morte cela doit porter malheur ! »
Elle jeta ses bras nus autour du cou de Mornaix qui murmura :
« C'est bien différent ! Au pays de Naranja les fem- mes sont braves et ne craignent pas le martyre, mais dès qu'il s'agit de mauvais présages.... Allons! Roger! un coup de main ! La senorita a dit : je veux !
— Ce n'est cependant pas pour plaisanter que tu as employé un pareil stratagème 1 objecta sérieuse- ment Roger.
— Certes, mais ceux qu'il s'agissait de tromper sont loin, et Mme la comtesse risquerait mille fois sa vie, la sienne et la nôtre par-dessus le marché, pour ne pas dîner treize à table ! »
Naranja protesta par une délicieuse petite moue, mais elle se laissa enlever comme une enfant, et les deux amis la portèrent dans le coupé.
« C'est un vendredi, murmura-t-elle, que j'ai vu ma mère pour la dernière fois, a
Mornaix ne raillait plus. Il baisa se!> beaux yeux pleins de larmes.
Œ Rien ! dit Grelot qui reparut derrière la voi- ure.
ROGER BONTEMPS. 53
— Hien ! répéta le Malgache. M, de Lavaur se sera trompé. »
La voilure tourna et regagna la grande route au galop.
Quand le bruit des roues se fut étouffé au lointain, un sifflement doux et cadencé tomba de la cime d'un chêne à vingt pas, environ, du lieu où la halte s'était faite. Un hennissement lointain répondit. De l'autre côté du champ qui bordait le chemin creux, sur la droite, il y avait un taillis. Un magnifique cheval bon- dit hors des branchages et traversa le champ au petit galop. Les branches du chêne bruirent : Roger ne s'é- tait pas trompé.
Le pied d'un homme toucha terre, sous l'arbre, à l'instant même ou le beau cheval arrivait, caracolant et se jouant. L'homme se mit en selle. Quelques mi- nutes après, il rejoignait deux cavaliers qui attendaient, immobiles, sur la lisière de la grand' route.
Ces trois compagnons étaient de haute taille et cam- pés sur leurs montures comme les hommes de bronze des groupes équestres. Ils échangèrent quelques brè- ves paroles, puis leurs chevaux partirent du même élan, comme s'il se fût agi d'une course au clocher, et ils disparurent au milieu d'un nuage de poussière.
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54 ROGER RONTEMPS.
La vieille maison.
Il y avait désormais plusieurs changements dans la voiture qui emportait notre petite caravane. Miguel, le Malgache, occupait l'emploi de cocher; Grelot, le gamin de Paris, avait pris la place de Naranja sur le matelas de satin et dormait comme un juste, ce qui ne l'empêchait point de répondre distinctement: « Je veille, » chaque fois qu'on lui donnait le mot d'alerte. On naît factionnaire.
Dans le coupé, Naranja était entre Roger et Robert. Elle sommeillait, la tête appuyée sur l'épaule de ce dernier. Les deux amis respectaient son repos. Roger songeait à Nannette et se disait : « Moi aussi, j'étais aimé ! »
Le restant du voyage fut court ; aucun incident ne le troubla. Quatre heures après avoir quitté Paris, la voiture prit une route de troisième classe qui longeait les murs d'un parc. G'étais le quatrième relais. Par- dessus les murs, on voyait de splendides futaies. Ro- bert dit tout bas à Roger :
« Regarde bien cela. »
L'attelage excellent, et poussé à toute vitesse, cou- rut le long de ces murailles pendant près d'une demi- heure.
ROGER BONTEMPS. 55
Deux ou trois fois Mornaix demanda :
« Trouves-tu cela beau ? »
Une grille se présenta, entrée vraiment royale, qui laissa voir une immense avenue de chênes géants, ali- gnant à perte de vue sa nef immense qui avait le ciel pour clef de voûte et ses doubles bas côtés perdus dans la nuit. Miguel ralentit le pas des chevaux en passant devant cette grille, au bout de laquelle la lune illumi- nait avec mystère les cent croisées d'un monumental château.
« Trouves-tu cela beau? » demanda encore Mornaix.
Puis, après la grille, flanquée d'un admirable pavil- lon en briques rouges, prouvant que la place royale de Paris n'était pas le dernier mot de l'art au temps de Louis XIII, un large saut-de-loup remplaçait le mur. Un parc anglais ajoutait sa froide, mais idéale féerie aux solides splendeurs du parc français. La lune ca- ressa le velours des pelouses, nivelées de main d'homme où, par intervalles, des groupes d'arbres s'élevaient, juste à leur point pour faire paysage : car la poésie glacée de ces charmantes idylles joue à la nature comme les enfants jouent à l'homme. Elle copie des tableaux avec de la terre, des chênes, de l'herbe et de l'eau, poussant même l'amusette jusqu'à convoquer des bestiaux de parade et du gibier pour rire.
Mais ceci était grand et luttait avec la nature. Aussi loin que le regard pouvait aller, la rivière déroulait son large ruban d'argent, et l'étang qui allait perdant son cristal dans l'ombre semblait un lac.
« Trouves-tu cela beau? » demanda une troisième fois Robert Mornaix,
Et quand l'attelage eut repris son allure rapide, il ajouta :
« Tout cela c'est le domaine de Belbon dont mon
56 ROGER BONTEMPS.
père fat l'intendant, dont mon aïeul était le maître. Mon père est mort, à force de contempler ce paradis perdu. Je n'ai plus de mère. J'ai juré que le portrait de mon père et le portrait de ma mère seraient dans le grand salon du château, et je me suis dit que Naranja aurait tout cela pour cadeau de noces.
— Est-ce que nous allons conquérir ces plaines et ces futaies à coups d'épée? demanda Roger. Tu ne par- les plus de ton duel ? »
Mornaix soupira et répondit:
« Patience ! »
C'était enfin le bout du parc. La voiture tourna l'ex- trémité occidentale du saut-de-loup auquel succédait brusquement un mur en ruine, doublé d'une haie de ronces, et s'engagea dans une coulée d'aspect sauvage qui descendait dans le vallon, La voilure s'arrêta tout à coup, bien qu'il n'y eut point d'apparence d'habita- tion, et Mornaix dit :
a C'est ici la maison de mon père. »
On entendit, en effet, derrière un haut talus, planté d'ormes et bordé par une mare, un bruit de sabots et les aboiements d'un gros chien. Une porte invisible roula sur ses gonds, et une voix cria en patois percl^- ron :
« Faut tourner la murette ; le chemin est bon assez ! »
Miguel poussa l'attelage et la voilure tourna en cra- quant pour passer sous un grand sureau qui masquait l'angle de « la murette. » Une porte de ferme était derrière. Ca voiture entra dans une cour et le gros chien se tut. Il vint en rampant rôder autour de Ro- bert Mornaix.
a Tout de même, dit la voix , la bête a senti notre monsieur! •
ROGER BONTEMPS. 57
Une énorme lanterne, qui se balançait à la main d'une paysanne, vint éclairer la scène. La paysanne était debout sur un perron formé de trois marches d'ardoise au-dessus desquelles s'ouvrait l'entrée princi- pale de la maison : un véritable manoir de l'Ile de France, bien autrement antique que le château voisin.
«c Salut k tous, dit la bonne femme. Les lits sont blancs et le réveillon vous attend. »
Mornaix répondit en sautant à terre :
« Bonsoir, Vincent; bonsoir, vieille Madeleine. »
Au son de sa voix, le gros chien tendit le cou et poussa un long hurlement de joie.
n Bonsoir aussi, Turc, mon vieux,» ajouta Robert en lui donnant une caresse.
Vincent, l'homme aux sabots, se mit à dételer, Ma- deleine éclairait Miguel qui soutenait Naranja. La bonne femme n'avait pas assez d'yeux pour la regarder, si jolie dans sa robe rose.
« La voiture dans la grange, dit Robert Mornaix à Vincent; les chevaux à l'écurie, les portes fermées à double tour et Turc lâché en liberté toute la nuit. Si quelqu'un frappe, visage de bois. La maison est dé- serte. »
Il appela Grelot de la main et ajouta à voix basse :
<f Les carabines toutes prêtes ! »
L'instant d'après, tout était silence et solitude au- tour de la maison, dont la lune déchiquetait les bizarres profils.
Vincent et Madeleine se regardaient tout interdits dans la cuisine.
I Notre monsieur ne revient pas au pays pour long- temps, » dit Madeleine avec un soupir.
Vincent secoua sa tête grise coiffée du bonnet de laine et répliqua :
S8 ROGER BONTEMPS.
« J'ai de la tristesse dans mon idée, et je suis comme quand il y a un malheur.
— Viens te coucher, opina Madeleine.
— Non, répliqua le bonhomme. Notre monsieur veut qu'on fasse une ronde toutes les demi-heures, sans chandelle, dans la cour et dans le verger.
— La jeune madame a l'air qu'on l'a enlevée, mur- mura Madeleine.
— Et as-tu vu celui qui a un chapeau de paille? C'est noir comme le démon!
— Et le grand blond a demandé pour écrire....
— Ça ne dort pas la nuit !
— Toutes les portes fermées à double tour !
— Visage de bois si on frappe ! s
Ils tressaillirent tous deux parce que le vieux chien Turc poussait au dehors un long et plaintif hurlement.
« La bête n'avait pas geint comme ça, dit tout bas Madeleine, depuis la nuit où la défuntp madame passa. »
Ils firent ensemble le signe de la croix et ne parlè- rent plus pour écouter mieux ; mais aucun bruit nou- veau ne vint rompre le silence de la nuit.
Gomme beaucoup de manoirs, dont la construction remonte à une époque reculée, la maison Mornaix était située dans une sorte de trou. De trois côtés, on pouvait parcourir en tous sens la campagne environ- nante sans apercevoir ses toits pointus et ses pigeon- niers surmontés de girouettes fantastiques. Vers l'ouest seulement un vallon humide, où croissaient de grands peupliers, laissait une échappée de vue à demi ouverte, et montrait la rivière d'Eure qui coulait à cinq cents pas de là.
Si par hasard quelqu'un eût cheminé, à pareille heure de nuit, dans les sentiers mouillés de la prairie.
ROGER BONTEMPS. 59
il eût distingué, à travers les arbres, l'étrange sil- houette de la gentilhommière, découpant sur le ciel brillant les lignes tourmentées et noires de ses profils. Aucune lumière ne paraissait aux fenêtres; mais le mur d'une petite tourelle intérieure, frappé par un reflet, trahissait au moins une lampe allumée. Dans le champ de clarté dessiné carrément par la lampe, une ombre se mouvait.
Ils étaient deux, pourtant, dans la chambre éclairée, mais Mornaix seul se promenait de long en large. Roger Bontemps, assis devant une table, recommençait fidè- lement la lettre que le départ de Paris avait inter- rompue. Il s'agissait, nous le savons, de présenter des excuses à qui de droit, et d'expliquer pourquoi, en sa double qualité de fiancé de Mlle Eudoxie et de succes- seur de maître Piédaniel, Roger avait manqué une paire de rendez-vous.
Roger avait à sa disposition du papier jauni dans l'armoire, une plume d'oie impossible, et de l'encre trouble, recouverte d'une épaisse couche de moisissure. Il avait mis un quart d'heure à dater ce qui lui laissait le loisir de polir son style.
« Grilliers-Samt-Martin, près Nogent-le-Roi (Eure- et-Loir). »
« Il y a encore une bonne trotte d'ici à la rue Tron- chet, dit-il en déposant la plume pour prendre un peu de repos. Maître Piédaniel est assez intelligent pour comprendre
— Laisse-nous la paix, avec ton maître Piédaniel, l'interrompit brusquement Mornaix, qui vint se camper devant lui, debout et les bras croisés sur sa poitrine. Causons.
— J'avoue, repondit Roger, que j'ai un peu som- meil. Si on doit se battre demain....
60 ROGER BONTEMPS.
— Demain ou après; peut-être cette nuit.,.. Est-ce qu'on dort?
— La veille d'Austerlitz.... commença Roger.
— A la bonne heure 1 l'interrompit Mornaix, plai- sante un peu. Ça fait du bien.
— Mais je ne plaisante pas. Tel que tu me vois, chaque fois que je songe à Nannette, j'ai envie de pleu- rer comme un benêt. »
Mornaix tourna le dos et reprit sa promenade. Roger écrivit :
et Mon cher monsieur Piédaniel, des circonstances fortuites, dont vous voudrez bien donner le détail à maman.... »
Mornaix était déjà derrière lui et lisait pardessus son épaule.
« Maman ! répéta-t-il en éclatant de rire. Grand dadais ! »
Roger eflaça maman pour mettre ma mère, et rou- git. Mornaix s'assit.
a Tu penses bien , dit-il , que je ne t'ai pas dé- rangé pour des prunes. Laisse ta lettre. Je vais te ra- conter des choses qui t'empêcheront pardieu bien de dormir !
— Tant pis ! murmura Roger.
— Comment trouves-tu ma femme ?
— Rien faible et bien pâle.
— C'est tout?
— Et jolie....
— C'est heureux, à la fin !
— Presque aussi jolie que Nannon !
— Elle est meilleure que jolie , brave autant que bonne, et forte encore plus que brave. Elle a fait une fois deux cents lieues h. mes côtés dans le désert.
— Sur ces petits pieds-là ! dit Roger attendri. Nannon
ROGER BONTEMPS. 61
était bien fatiguée quand nous manquions le train du Val-Fleury !
— C'est le pays des épopées, là-Las, reprit Mornaix. On y vit de romans. Tu me fais honte avec tes bos- quets de Meudon tout pleins de débris des dîners sur l'herbe.
— Ah ! soupira Roger, les chers dîners que ceux- là, quand c'était le printemps et que Nannon m'aimait !
— C'est le pays des grandes aventures, poursuivit Mornaix, dont les narines gonflées semblaient appeler une atmosphère âpre et lointaine.
— En fait d'aventures, dit Roger Bontemps, j'ai mon goût à moi : je ne les aime ni grandes ni petites.
— Notaire I gronda Mornaix. Si une fois tu étais là-bas.,..
— Quand tu m'auras perdu , copin, ne va pas m'y chercher. Mais on a parlé dans la chambre de ta femme. Écoute !
— Naranja ! » appela Mornaix, dont la voix s'adou- cit tout à coup.
N'ayant point de réponse, il prit la lampe et ouvrit la porte de la chambre voisine, où l'on avait fait le lit de la jeune femme. Pendant cela, Roger continuait sa lettre.
« ....A ma mère, m'ont empêché, bien malgré moi, d'être exact au rendez-vous d'hier au soir.... 3>
« Viens voir ! » dit Mornaix arrêté sur le seuil.
Le lit était tout proche , un vieux lit carré à sup- ports guillochés, dont le bois, noirci par le temps, avait le poli de l'ébène. Naranja était étendue toute habillée et dormait, la tête baignée dans les boucles fleuries de ses beaux cheveux noirs, Mornaix la contemplait en souriant : sourire d'amant et de père.
62 ROGER BONTEMPS.
«Tu l'aimes, n'est-ce pas? demanda Roger avec émotion.
— N'est-elle pas assez délicieusement jolie pour cela ! répliqua Mornaix.
— Elle est jolie délicieusement..,. Mais tu l'aimes? Tu l'aimes bien ? »
Le sourire de Mornaix changea. Il y a des gens qui n'aiment pas montrer les battements de leur cœur. Une nuance de sarcasme se joua sous sa fine mousta- che et il répondit :
« Sais-tu que Naranja représente pour moi une tonne de poudre d'or ? »
Roger eut le frisson comme si une douche d'eau glacée l'eiit enveloppé de froid.
« Ah 1 fit-il d'un ton sec. Et combien pèse une tonne de poudre d'or ?
— Gela dépend des fûts. La mienne peut peser quinze cents kilos.
— Une si petite femme ! Et cela fait en argent?
— A trois mille quatre cents francs le kilo , cela donne cinq millions, plus une fraction.
— C'est cher la livre de femme ! » dit Roger Bon- temps qui pirouetta sur ses talons.
Mornaix referma la porte et le suivit.
« S'il s'agissait d'un tonneau de jauge, continua-t-il gravement, il faudrait parler de soixante- quatre mil- lions, car nous aurions dix-neuf mille kilos d'or : la tonne contenant mille kilos d'eau et l'eau pesant dix- neuf fois moins que l'or. »
Roger avait repris sa lettre.
« Tu ne m'écoutes plus ? l'interrompit Mornaix.
— Non, répliqua Roger. J'annonce à ceux qui m'attendaient hier que le rendez-vous est pour de- main.
ROGER BONTEMPS. 63
— Ce sera une lettre perdue, dit tranquillement Ro- bert.
— Pourquoi cela ?
— Parce que tu n'iras pas à ce rendez-vous.
— Je suppose que tu ne comptes pas me retenir malgré moi ?
— En aucune façon.
— En ce cas, comme je ne me sens aucune vocation pour les affaires de poudre d'or....
— Naranja est ma femme , l'interrompit Mornaix d'un accent profond. Je mentirais si je disais que je n'ai point la passion d'être riche, car je veux pour elle toutes les joies de la terre. Mais regarde-moi bien dans le blanc des yeux, comme nous disions au col- lège : j'aime ma femme et je ne donnerais pas ma femme pour tout l'or enfermé dans les entrailles du globe ! » •
Roger posa sa plume sur la table, c Chacun aime à sa manière , murmura-t-il. Moi, l'idée de vendre Nannon ne me serait pas même venue.
— Garamba ! s'écria Mornaix en colère , c'est que les idées ne te viennent pas facilement , mon cama- rade ! L'idée ne t'est pas venue d'ouvrir la porte du bûcher, là-bas, et d'étrangler le quidam avant de le je- ter par la fenêtre !
— Si fait, répliqua doucement Roger. Tu te trom- pes, l'idée m'est venue.
— Eh bien ! alors....
— Je me suis dit : peut-être que Nannon l'aime. • — Raison de plus ! ... »
Il s'interrompit parce que Roger avait des larmes plein les yeux.
« Cela passera, reprit ce dernier qui essaya de sou- rire. Tu sais, je suis Roger-Bontemps et je prends
64 ROGER BONTEMPS.
assez les jours comme ils viennent. Il faut le temps, la blessure est trop fraîche. Dans une semaine, nous n'y penserons plus.
— J'ai bien peur que tu y penses toute ta vie, dit Mornaix.
— Laissons cela. Si j'ai mal parlé, je t'en demande pardon. Pour le moment, de quoi est-il question ! De Naranja ou de la tonne de poudre d'or?
— Des deux.... et de ce splendide domaine autour duquel nous avons galopé pendant une heure. As-tu vu ce carré blanc suspendu à la grille ?
— Non,... Le domaine est en vente?
— Au prix de trois millions.
— A vue de nez, c'est cher.
— Je le payerais le double.
— Charge-moi de cette alïaire-là. Si tu as tes cinq millions, plus une fraction, nous pourrions traiter au comptant.
— Mais je ne les ai pas.
— Tu disais que la dot de ta femme....
— Notaire ! Une dot ! Naranja ! Je l'ai prise toute nue sous la tente d'un Indien apache.
— Où donc est-elle la tonne de poudre d'or ? demanda Roger qui ouvrit de grands yeux.
— A trois mille lieues d'ici, plus une fraction.
— Au diable tes fractions !
— As-tu encore sommeil?
— Non.
— Tant mieux, car il est urgent de veiller, dans la situation où nous sommes.
— Dans quelle situation sommes-nous ? Je ne vois rien, je ne devine rien. Me feras-tu la grâce à la fin de ra'expliquer quel jeu nous jouons?
— J'allais te le proposer, dit Mornaix qui prit dans
ROGER BONTEMPS. 65
une armoire un flacon avec des verres et déposa le tout sur la lable.
— Alors, l'histoire est longue? soupira Roger.
— Assez.... allume un cigare. »
Une vieille pendule à poids qui grognait au fond de son armoire vitrée sonna trois heures après minuit.
Roger repoussa son papier d'un geste résigné, disant ;
Œ Je finirai ma lettre au jour. Raconte-moi le gros, n'est-ce pas, le nécessaire , en passant pardessus les aventures, si tu ne veux pas que je ronfle. »
Il détestait terriblement les aventures!
66 ROGER BONTEMPS.
VI
Nuit de veille.
Avant de commencer son récit, Robert Mornaix ouvrit la fenêtre qui donnait sur les jardins. Il siffla doucement et un bruit pareil lui répondit aussitôt. Il y avait une sentinelle sous la croisée.
Roger, tournant son regard de ce côté , aperçut des cimes d'arbres , éclairées par la lune, un toit pointu et un clocheton de forme carrée. Le silence le plus pro- fond régnait au dehors.
« Ah çà, dit-il, quand Mornaix revint après avoir fermé la fenêtre, tes gaillards ne dorment donc jamais!
— Pas souvent, répliqua Robert, mais ils se dédom- mageront à bord.
— C'est juste, trois mille lieues de traversée, plus une fraction. Je te prie d'excuser ma curiosité : Cette vieille maison n'a pas bonne mine, la nuit... Est-ce que tu craindrais une attaque à main armée ?
— Oui, répondit Mornaix tranquillement, une atta- que à main armée est tout à fait dans l'ordre des choses possibles. »
En s'asseyant, il ajouta d'un ton rêveur :
« Ce sont des diables pour suivre une piste. Et à tout
prendre, peut-être vaudrait-il mieux en finir d'un seul
coup.
ROGER BONTEMPS. 67
— Il y a une carabine pour moi je suppose ?
— Et une bonne ! » répliqua Mornaix en lui serrant la main.
Roger lui rendit son étreinte cordialement et prit un visage moins morose.
« Du moment qu'on est fixé, murmura- t-il, cela sou- lage. Cause, maintenant, je t'écoute. 5>
a Mornaix, emplit les verres et prit la posture d'un homme qui va entamer une longue histoire.
« Si je commençais par le commencement, dit-il, nous en aurions pour jusqu'à demain au soir. C'est un drôle de pays, là-bas...,
— Y a-t-il des notaires? demanda Roger.
— Oui, mais il faut passer un examen pour le ma- niement du revolver à six coups. J'en ai connu un qui savait son métier sur le bout du doigt. Il était mon boucher à San-Francisco et me vendait, ma foi, du jarret de bœuf à sept francs la livre. Quand on manquait de viande, il portait des madriers sur son dos et célé- brait le service divin pour les anabaptistes, dans sa grange où il jouait de l'accordéon les jours de bal. Il est maintenant colonel, peut-être même brigadier, de- puis le temps, à moins qu'on ne l'ait pendu : c'était un garçon d'avenir. »
Il but une gorgée et répéta d'un accent solennel !
a Là-bas, c'est un drôle de pays. Mais je veux être damné si je sais par quel bout prendre mon his- toire !
— D'après ce que je vois, dit Roger, dans ton histoire il est absolument impossible d'éviter les aventures.
— On s'y fait, moi, je trouvais déjà l'existence mo- notone là-bas. Ce que j'appelle une aventure, vois-tu, c'est de signer un contrat de mariage avec une de- moiselle qu'on n'aime pas et d'acheter trois cent mille
68 ROGER BONTEMPS.
francs la coque d'un garde-notes ou l'iUude d'un lima- çon quand on a la taille, la ligure, l'esprit et le cœur d'un homme. »
Roger soupira gros.
« La demoiselle, je ne dis pas, murmura-t-il, mais l'étude!...
— J'ai trouvé le point pour aborder notre affaire ! s'écria Mornaix qui battit des mains. Je serai clair, concis et bref. Si nous n'avons rien de nouveau cette nuit, tu pars au petit jour....
— Tout seul?
— Naturellement. Ces coquins-là ne te connaissent pas : tu passeras comme une lettre à la poste. Tu prends Dreux, puis Evreux, où tu changes de cheval en mangeant un morceau....
— Je n'ai pas faim, dit Roger.
— Gomme tu voudras. Tu piques au Neubourg et de là à Pont-Audemer où tu n'as plus qu'une enjambée pour attraper Honfleur. A Honlleur, tu demandes le patron Renard, un vieux loup qui était second maître à bord du clipper de la compagnie du Havre, quand je pris passage pour New-York, dans le temps. Il est re- traité. Il doit avoir un cotre, un chasse-marée, une ca- bolaine, enfin quelque chose pour gagner sa vie et jurer contre le vent debout. Tu lui dis : « je n'aime pas la vapeur; » il comprend ça ; « je veux passer en Angleterre sur une bonne barque à voile qui sente le roulis, qui abatte au tangage ; c'est mon agrément et il y a des dames. » Il t'embrassera. Tu donneras de.s arrhes, et tu feras en sorte que son bateau soit paré à descendre avec la marée. Ça te va-t-il ?
— Oui, dit Roger. Et après je serai libre?
— Parbleu! Tu es libre dès à présent, copiu, si tu veux, B
ROGER BONTEMPS. 69,
Roger fronça le sourcil.
« Je n'ai pas mérité ce mot-là ! dit-il.
— Eh bien ! non ! lit Robert, Lu ne seras pas libre. !Ma femme doit être pour toi une sœur... .
— Et je l'aime déjà comme si j'étais son frère. » Mornaix l'embrassa sur les deux joues.
a Sans ta fringale de notariat, dit-il avec émotion quel amour de garçon tu ferais ! As-tu quelque chose à demander pour ta gouverne ?
— Non, tout ça est clair; seulement.... ça ne m'a rien appris.
— Comment !
— Je ne sais pas pourquoi ces gens-là te pour- suivent.
— C'est juste.
— Ni qui ils sont.
— C'est vrai.
— Ni comment il se fait que tu détales devant des malfaiteurs : car je suppose que ce sont des malfai- teurs....
— Tu peux bien le jurer!
— Que tu détales devant eux comme le gibier al- longe devant les chiens, en pleine France, au dix-neu- vième siècle, ou la culture du gendarme est si pros- père »
Mornaix se gratta franchement l'oreille.
« Copin, dit-il, j'ai peur d'avoir bien de la peine à l'expliquer cela. Tu dois être d'avis, toi, que la civili- sation vaut mieux que la sauvagerie.
— Mais oui, répliqua Roger en souriant. C'est mon opinion
— Et tu la proclames avec un sourire de notaire ! Tu as de bons auteurs de ton côté. Moi-même qui te parle, je trouve que le boulevard des Italiens est un endroit
70 ROGER BONTEMPS.
agréable où l'on peut se procurer les biens de la vie plus commodément qu'au sein des forêts. Néanmoins je ne suis pas entièrement fixé, et je vais te pousser un argument personnel, comme on dit au collège : A la santé de Nannon ! »
Roger tressaillit et son verre trembla en choauant celui de Mornaix.
a N'y a-t-il pas eu entre vousdeux, poursuivit ce der- nier quelqu'un ou quelque chose, un obstacle vivant ou non, mais, à coup sûr civilisé ?
— Non, l'interrompit Roger. Je te l'ai dit : si elle avait voulu, elle serait ma femme.
— Et aucun civilisé ne s'intéresse à toi suffisamment pour avoir essayé de poser un garde fou au devant de Tabime où tu allais te casser le cou, notairement par- lant? y>
Roger passa la main sur son front et se mit à réfléchir. Puis, tout à coup, il se jeta au cou de Mornaix en s'écriant :
« Voilà qui Vaut bien des tonnes d'or !
— Second argument, dit Mornaix, puisé dans les en- trailles mêmes du sujet : Je suppose que nous soyons là-bas dans la prairie et que trois assassins nous pour- suivent^ que faisons-nous? Nous avons des armes et de la tête, nous intervertissons les rôles; nous attaquons à notre tour. En prenant un peu sur la gauche, ou sur la droite, nous les laissons passer et nous les couchons propremenldans l'herbe, incapables de nuire désormais: voilà pour la nature. En civilisation, c'est différent. La loi veut des preuves. Vous avez beau savoir de science certaine que Jean, par exemple, a fait dessein de vous poignarder, la loi à laquelle vous vous adressez répond : Quand Jean vous aura poignardé, ne manquez pas de revenir et de porter plainte.. .
ROGER BONTEMPS. 71
— Tu exagères ! fit Roger.
— Très-bien ! ce mot là est facile à dire et il y a des mots qui mènent Ipin. Moi je crois aux faits plus qu'aux mots. Je peux être un sauvage à l'occasion, mais à l'oc- casion seulement et quant il le faut. Le reste du temps je suis un jeune homme bien élevé. Je me suis adressé à la loi, représentée par le magistrat qui veille à la sû- reté publique. J'ai exposé qu'il y avait en France une certaine quantité d'hommes, libres de ces entraves qu'on nomme la morale, la religion, etc. ; des bandits en un mot, dans toute la force du terme; je les ai dési- gnés par leurs noms, j'ai fourni leurs signalements, et j'ai déclaré que leur intention formelle était de s'em- parer de ma femme légitime qui représentait pour eux une somme de soixante quatre millions de francs....»
La figure de Roger exprima un malaise. « On a dû te prendre pour un fou, prononça-t-il avec une certaine répugnance.
— Précisément : un fou. Ce mot-là est encore très- facile à dire et conduit énormément loin. Et cependant, quoi de plus logique? Moi je sais que la tonne contient quinze cents ou tout au plus deux mille kilogrammes de poudre d'or, ce qui donne de cinq à sept millions, en négligeant les fractions, Mais les hommes dont je parle sont des marins ; ils prennent le mot tonne dans son sens technique....
— Ils savent donc?... voulut demander Roger.
— Ils ne savent pas où est la tonne, l'interrompit Mornaix qui faisait un effort sérieux et sincère pour rendre son explication catégorique. Ils savent qu'il y a quelque part une tonne d'or. La tonne est, 'pour eux, un contenant jaugeant mille kilos d'eau et par consé- quent, eu égard à la proportion des densités, dix-neuf mille kilogrammes d'or, c'est-à-dire, à leur estime, de
72 ROGER BON TEMPS.
quoi défoncer tous les barils de rhum du globe, de quoi briser toute la vaisselle de tous les cabarets des deux mondes, de quoi acheter une montagne d'amour haute comme le Ghimboraçao, de quoi flamber un punch large et profond comme l'Océan, en un mot, de quoi entamer une orgie absurde, enchantée, sanglante, ivre, infernale, dont une existence de cent ans ne pourrait atteindre le terme ! »
Mornaix essuya son front qui était pâle.
« Je comprends, dit Roger, secoué par un rapide frisson. C'est insensé, mais ce doit être vrai.
— C'est vrai, comme il est vrai que celte lampe nous éclaire! prononça Mornaix avec une sombre énergie. Tu as dit le mot, nous sommes, Naranja et moi, un gibier, poursuivi par des chiens, en pleine France, au dix-neuvième siècle, sous le nez des gendarmes, et, vive Dieu ! par devant notaire !
— Pas encore notaire, soupira Roger, et qui sait si M" Piédaniel ne traitera pas avec le second clerc? Mais ton affaire est plus importante que la mienne....
— Crois-tu? fit Mornaix non sans amertume.
— Il est évident, reprit Roger, qu'un magistrat n'a pas pu Uonner grande attention à un roman si invrai- semblable. Ces choses-là ont lieu peut-être, de temps en temps dans les savanes du nouveau monde, jamais autour de Paris. En conscience, nos commissaires de police ne sont pas institués pour protéger les tonnes d'or, cachées à trois mille lieues de la préfecture, plus une fraction; et d'un autre côté, toute action de police s'arrête devant le grand principe de la liberté indivi- duelle. La société n'a qu'un droit, celui de surveil- lance.
— Et penses-tu que la société ait établi beaucoup de surveillants ici autour? A l'heure qu'il est, je ne vois
ROGER BONTEMPS. 73
pas grande différence entre la campagne française et les savanes du nouveau monde : une paire de gendar- mes, bercés çk et là par le pas somnolent de leurs pa- cifiques montures, des gardes champêtres ronflant dans leur lit.... pour empêcher les frères Smith de pas- ser, il faudrait une demi-douzaine de brigades , et en- core....
— Ah çà! dit Roger qui prit son verre d'un geste tout ragaillardi, tes frères Smith sont donc de bien dé- terminés lurons?
— Mineurs, marins, batteurs d'estrade, moitié Co- manches, moitié Yankees, ce sont des démons, tout uni- ment! 9
Roger se frotla les mains.
ot Je n'aime pas les aventures, pensa-t-il tout haut, mais assommer un chien enragé, ça peut arriver à tout le monde. Il y a pourtant une chose qui me gêne et que je voudrais éclaircir : ils sont intelligents, tes limiers?
— A leur manière, souverainement intelligents.
— Alors quel bénéfice peuvent-ils avoir de vous as- sassiner, ta femme et toi, puisqu'ils ne savent pas où est la tonne de poudre d'or?
— Il faut distinguer: moi, le bénéfice est clair et n'a pas besoin d'être expliqué. Ma femme, c'est différent. Ils veulent la prendre vivante.
— Pour la faire parler ? »
Mornaix ne répondit que par un signe de tête. Des gouttes de sueur perlaient à son front.
« Mais si elle ne veut pas parler? insista Roger.
— Ils ont la torture, articula péniblement Mor- naix.
— La torture! répéta Roger révolté en se levant malgré lui.
74 ROGER BONTEMPS.
— Ils pensent, acheva Mornaix dont la voix s'altérait, qu'il n'y a point de femme capable de garder un secret dans la torture.
— De par tous les diables! gronda Roger, je ne dors pas, pourtant ! Voilà un cauchemar qui passe les bor- nes ! La torture ! cette frêle et gracieuse enfant ! Des sauvages dans la Beauce ! le grenier de la France ! Pre- nons les carabines, au nom de Dieu ! et chargeons à fond sur ces abominables coquins î ce sera ma première et dernière aventure ! J'ai besoin de casser une tête ou deux, ma parole d'honneur! Naranja! avec ses doux yeux et sa chevelure bouclée ! La torture ! pour de la poussière d'or ! Si on torturait Nannette ! ... Je t'en prie, viens ! Est-ce que tu ne veux pas venir? »
Mornaix le regardait en souriant froidement.
« Aller où? » murmura-t-il.
Il commanda le silence d'un geste impérieux au mo- ment où Roger ouvrait la bouche pour répliquer.
On grattait doucement à la porte qui s'entr'ou- vrit presque aussitôt, montrant la sombre tête du Malgache.
Celui-ci entra et traversa la chambre d'un pas fur- lif. Il mit le goulot de la bouteille dans sa bouche et but une large lampée.
« Quoi de nouveau, Miguel Maria? demanda Mor- naix.
— Vous êtes mal placés là, répondit le Malgache. On vous découvre de trois endroits : du verger, du talus qui borde le chemin et du sommet de la rampe : on aurait pu faire coup double. »
Il prit la table et la porta contre la muraille entre les deux fenêtres.
« Il n'y avait qu'à éteindre la lampe, » opina Ro- ger.
ROGER BONTEMPS. 75
Miguel mit sur lui son œil ardent comme on regarde les enfants qui laissent parler la naïveté de leur âge.
a La lampe nous garde, » répliqua laconiquement Mornaix.
Selon les indications de Miguel, il choisit avec soin, le long de la muraille, deux nouvelles places pour mettre les fauteuils. Roger fut prié de prendre un de ces sièges, et les deux beaux-frères se tinrent debout près du lambris.
a II y a donc quelque chose ? » demanda pour la se- conde fois Mornaix.
Roger était désormais tout oreilles. Le Malgache ayant voulu parler en espagnol, il l'interrompit réso- lument pour dire :
« En français, s'il vous plaît, mon brave, j'ai le droit de tout entendre .
— C'est juste, approuva Mornaix.
— Eh bien ! dit Miguel en s'adressant à Roger pré- cisément, vous ne serez pas beaucoup plus avancé quand vous m'aurez entendu. Vos nuits ne ressem- blent pas aux nôtres, et l'oreille qu'on colle au gazon, ici, entend bavarder le lointain de tous côtés. Gela gêne. Les gens attardés vont et viennent dans vos che- mins, les voilures roulent, les chevaux trottent, les lo- comotives appellent parmi les sourds grondements du train qui écrase le rail. Écouter l'ennemi qui rampe est impossible, au milieu de tout cela, comme il est impos- sible de suivre une piste dans vos sentiers où mille pis- tes se croisent. En France, un homme comme moi ne vaut pas beaucoup plus que vous. »
Il fit un salut grave et poli et se tourna vers Mor- naix pour achever :
a Je n'ai rien vu. Grelot n'a rien vu. Le vieil homme fait sa ronde exactement. Il dit que cette nuit, comme
76 ROGER BONTEMPS.
les autres nuits, il y a des morts qui rôdent entre le verger et les murs du grand parc.
— Ah !... fit Mornaix qui devint plus attentif. Vin- cent a vu des morts?
— Oui. Le cimetière est là tout près, à ce qu'il pa- raît.
— Tout près.
— Alors, il n'y a rien d'étonnant. Mais j'ai dit à Madeleine de vous apporter à chacun une carabine.
— Et tu as bien fait. Je n'aime pas beaucoup ces morts qui rodent. »
La porte roula doucement sur ses gonds pour la se- conde fois, et la figure effrayée de la vieille Madeleine se montra sur le seuil. Elle tenait une carabine dans chaque main.
a Dieu ait pitié de nous, notre monsieur ! balbutia- t-elle de sa pauvre voix qui chevrotait. Que va-t-il se passer dans la maison de votre père cette nuit? »»
Elle ajouta en dressant les armes contre la mu- raille :
a Le chien Turc n'avait pas hurlé si malement de- puis la fois où la bonne dame s'éteignit dans la cham- bre où vous êtes.... et Vincent dit que les morts pas- sent et repassent par-dessus les murailles du grand parc de Belbon. »
Miguel et Mornaix échangèrent un rapide regard, pendant que Madeleine se signait abondamment.
« Portez un verre d'eau-de-vie au jeune homme qui est dans le jardin, dit Mornaix. Demain, vous dormirez tranquilles. »
Quand Madeleine fut partie, il reprit d'un ton sou- cieux :
« Que pensez-vous de tout cela, Malgache? »
Miguel secoua la tête et répondit :
ROGER BONTEMPS. 77
<t Je n'ai rien vu, je n'ai rien entendu, mais ils nous suivent depuis Paris, j'en mettrais ma main au feu : je les sens.
— C'est comme moi, fît Robert, je les sens.
— Ma parole, murmura Roger, il me semble que je les sens aussi. Pouah ! »
Miguel lui adressa un signe de tête protecteur et gagna la porte en disant :
« Je vais voir un peu du côté du cimetière de quelle couleur sont ces morts qui s'amusent à passer et à re- passer les murailles du grand parc. »
Il sortit sans bruit comme il était entré. Un cri de hibou, qui semblait tomber du sommet des arbres plantés le long de la maison, retentit dans la nuit.
K Robert! appela la douce voix deXaranja. Viens! »
Et quand la porte fut ouverte :
« J'avais besoin de te voir. Je rêvais que nous étions prisonniers tous deux. Ils me disaient : livre le secret ou ton mari va mourir ! »
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78 ROGER BONTÈMPS.
VII
Une révolution au Mexique.
Au dehors, la nuit était silencieuse et calme. Des nuages légers glissaient sur la lune dont ils voilaient à peine la clarté.
Naranja s'était endormie de nouveau, rassurée par un baiser.
a J'ai songé à toi, parce que je n'ai que toi, disait Mornaix, poursuivant l'entretien qui avait marché. Lk- bas, où tout le monde est brave et où chacun joue sa vie à pair ou non dix fois chaque jour, je n'ai jamais rencontré personne qui fût plus solidement brave que toi. Tu es le meilleur souvenir de mon en- fance. Je te vois toujours ferme et fort au milieu de nos luttes.
— Ah ! ah ! fit Roger, tu me valais bien !... mais les coups de poing ne sont pas des aventures.
— Quand j'ai vu ce grand danger sur moi, et sur cette chère créature que j'aime cent fois plus que moi, je me suis dit : « Il y a Roger. »
— Bravo ! S'il s'agissait seulement d'affaires liti- gieuses....
— Tu ne te connais pas toi-même.
— Possible! l'interrompit Roger; je suis peut-être un héros, au fond. Mais causons raison. Tiens, copin,
ROGER BONTEMPS. 79
je sais la moitié de ton histoire. Et veux-tu savoir ce que j'aurais fait, à ta place?
— Voyons ce que tu aurais fait.
— Je suppose que je sois poursuivi comme toi, par des sauvages, avec Nannette. En Sauvagie, je me trouve fort embarrassé ; mais, en France, je me moque de tes peaux de cuivre comme du grand Turc. Je leur oppose, morbleu! une chose qui les embarrassera au- tant et plus que le désert ne me gênerait moi-même : la civilisation . Il ne s'agit pas du tout de les dénoncer aux magistrats qui n'y peuvent rien. La justice n'est qu'un morceau de la civilisation, et ce n'en est peut-être pas le meilleur morceau. Elle est vieille ; elle a les ma- nières et les infirmités du grand âge. La civilisation, comme je l'entends, c'est notre vie même, l'éducation de notre siècle, ses mœurs, ses allures, son progrès matériel, sa poésie, sa grandeur. Tes sauvages ont la grandeur du désert, je les bats par la grandeur de la foule. J'oppose mes réverbères à leur nuit, mon bruit à leur silence, ma cohue à leurs stratagèmes de solitai- res. Je prends ma femme sous mon bras, je la plante dans un wagon du chemin de fer du Havre, choisissant celui qui contient déjà bonne compagnie : que feront tes sauvages? Cinq heures de grande vitesse me mènent au quai. J'y trouve un navire géant, bourré de passa- gers ; j'y retiens une cabine. Tes sauvages ont un pied- de-nez. De deux choses l'une, où ils restent à terre, et alors bien le bonsoir; où ils embarquent aussi. Un mot à l'oreille du capitaine, ponctué par un billet de cinq cents francs, peut arranger bien des choses. Est-il ré- calcitrant? Messieurs et dames, j'ai l'honneur de vous signaler trois bandits qui sont ici avec de mauvaises intentions. Ayez l'obligeance de choisir entre un hon- nête homme qui protège sa femme, et ces messieurs
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que voici. On rit, je ne dis pas non. C'est bête comme un acte authentique ce que je te dis là, mais on est pré- venu et les trois bandits n'ont qu'à se bien tenir. La traversée est assurée. Arrivons-nous dans le pays des tonnes d'or, des serpents à sonnettes, des tigres, des brigands et des aventures? Nous voilà à deux de jeu : homme contre homme. Le procureur impérial étant supprimé, en avant les droits de la nature ! A toi, à moi ! comme au collège, avec cette seule réserve que le coup de poing est remplacé avantageusement par le couteau ou le revolver. Allume, morbleu ! Je crois que Thomas Stone avait un peu raison : si j'entrais une fois dans cette danse-ln, je mènerais un drôle de cava- lier seul à la pastourelle! On tue, à moins qu'on ne soit tué ; et pourquoi serait-on tué, si on a bon pied, bon œil? On tue, voilà le vrai. C'est un tantinet fâcheux, mais nécessité n'a pas de loi. En suite de quoi on va chercher sa tonne de poudre d'or paisiblement, et l'on revient de même acheter les deux mille hectares de produit et d'agrément. Voilà le programme.
Roger prononça ce remarquable discours avec cha- leur et conviction. Mornaix l'écoutait d'un air pensif.
<r II y a du vrai là-dedans, murmura-t-il enfin ; mais tout n'est pas vrai, parce que tu ne sais pas tout. S'il ne s'agissait que d'arriver sain et sauf jusqu'à la mer, ou même de traverser l'Océan sans encombre, ton plan serait bon, quoique la barbarie puisse garder, au mi- lieu même de la foule et sous le grand soleil, une par- tie de ses terribles avantages. J'ai hésité un instant ; j'avais vu, moi aussi, cette voie ouverte et qui présente une apparente sécurité ; si donc je me suis déterminé à réfugier celle que j'aime dans la nuit et dans la soli- tude, si j'ai choisi les sentiers détournés d'où la protec- tion publique est absente, si, enfin, j'ai entamé avec
BOGER BONTEMPS. 81
mes sauvages ennemis cette lutte de ruses où je les sais pourtant si habiles, c'est qu'il y a autre chose. A ce jeu de barres quo nous jouons, le but est séparé de nous par trois étapes principales. Il faut d'abord gagner la mer, puis naviguer, puis entreprendre un long voyage dans un autre hémisphère. Pour la première étape, et pour la seconde' aussi, ton expédient pourrait servir ; mais, au seuil même de la dernière, il perdrait sa vertu et nous laisserait sans défense à la merci de la meute qui nous aurait suivis depuis le point de départ, aigui- sant ses dents et guettant patiemment l'heure propice. Il n'y a malheureusement là ni suppositions romanes- ques, ni imprévu, ni débauche d'imagination. Si bi- zarre que soit autour de nous la physionomie des cho- ses, nous sommes pris dans une plate et grossière réalité. Ta foule, ta sauvegarde sociale ne nous accom- pagneraient pas dans le désert australien.
— Ah 1 fit Roger, je croyais qu'il s'agissait du Mexique.
— C'est une histoire étrange, répliqua Mornaix. De- puis que nous sommes ensemble, j'en ai fait le tour en quelque sorte, côtoyant sans cesse le récit des événe- ments qui ont préparé la situation où nous sommes et n'osant y entrer jamais. Tu en sais assez long seulement pour comprendre que la lugubre comédie de notre dé- part avait sa raison d'être. C'était là le dernier anneau de toute une chaîne de précautions et de stratagèmes que nous laissions derrière nous, tendue en travers de la route. Ceux qui nous suivent l'ont-ils franchie d'un bond, se sont-ils glissés en dessous comme des serpents, où restent-ils, à l'heure où nous sommes, arrêtés de- vant l'obstacle? Avant l'aube, nous saurons cela. Il y avait là -bas, à Paris, dans la maison de l'avenue Montaigne, un vrai deuil, une vraie bière, une vraie
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82 ROGER BONTEMPS.
morte. Les formalités du voyage posthume avaient été solennellement accomplies : c'était de quoi tromper tous les limiers de la police parisienne; mais "ceux-ci sont des diables. Miguel nous a dit : « Je les sens; » il est rare que Miguel se trompe. La fin de l'aventure est peut-être bien près de uous.
— Ils sont trois, dit Roger, nous sommes trois : ce n'est pas une aventure qu'il nous faut, c'est une bataille rangée.
— Et Grelot, le comptes-tu pour rien ? Tu aurais tort ; mais ne sont-ils que trois? Le Saint-Jean-Baptiste avait quatorze hommes d'équipage.
— Le Saint-Jean-Baptiste ? répéta Roger.VoUà deux fois que tu prononces ce nom-là. Qu'est-ce que c'est que le Saint-Jean-Baptiste!
— C'est un brick-goëlette américain. Ecoute, nous avons encore deux heures de nuit et il ne nous est pas permis de fermer l'œil. Serre-toi davantage contre le mur ; ton épaule dépasse l'embrasure ; il ne leur en faut pas tant. En deux heures, je peux bien l'expliquer toute la charade ,
— C'est dit, répliqua Roger, qui se mit prudemment en espalier tout contre la vieille tapisserie, car il n'avait point de vaine gloire ; mais va droit ton chemin et brûle les aventures. »
Mornaix emplit les verres. Il quitta sa chaise avec précaution et entre-bâilla la fenêtre, tenant sa tête au niveau de l'appui. Au coup de sifflet presque imper- ceptible qui tomba de ses lèvres, un sifflement pareil répondit sous la croisée.
oc Tout va bien, dit-il en regagnant son siège. Quand ils valent quelque chose, ces gamins de Paris sont des anges. Nous y sommes. Le soir où je te quittai, après notre sortie du collège....
ROGER BONTEMPS. 83
■— Peste, fit Roger, nous prenons les choses ab ovo, cette fois-ci.
— Ne m'interromps pas. J'avais un livre dans ma poche : le premier roman de Gabriel Ferry, ce poëte de la plume et de l'épée que je devais retrouver là-bas, dans la prairie sonorienne, avec son cousin, son frère dans les armes et dans la poésie, le noble Paul Du- plessis : deux fiers jeunes gens, morts tous deux loin des grandes forêts qu'ils ont chantées. Mon père ap- prouva le projet que j'avais et qu'ils avaient fait naître en moi d'aller au loin chercher de l'or, de l'or vierge qu'on ne gagne point sur les hommes, afin de ressusci- ter l'éclat de notre vieux nom. Je partis.
Ce sont des contrées sur lesquelles on a parlé beau- coup. La fièvre d'or est contagieuse. L'intérêt excité par ces merveilles lointaines fut un jour si grand, qu'il permit aux moins lettrés de se faire une petite place à quelque bout de la table littéraire ; on lut tout ce qui s'écrivait sur ce pays des drames dorés, et il ne fut si humble écolier qui ne trouvât boutique où vendre ses prolixes cahiers de barbarismes. Parmi des monceaux de platitudes apocryphes, il y a du vrai, pourtant; et comme, dans nos mines de Souora, quelques pépites suffisent à illustrer la montagne de sable vil, ce peu de vrai brille pour l'Europe à perte de vue, et rejette dans l'ombre l'énorme tas de scories sans valeur et des inu- tiles mensonges.
J'ai passé ma jeunesse dans ce paradis livré au dé- mon; j'ai senti monter jusqu'à mon cerveau l'asphyxie des brutalités mexicaines; j'ai eu, j'ai encore sur la gorge le pied de ces barbaries; j'ai entrevu ces collines brûlantes mieux gardées que les trésors de la fable ; ces lacs opulents, mais maudits, d'où nul ne revient ; ces nécropoles silencieuses où blanchissent les osse-
84 ROGER BONTEMPS.
ments des héros du désert; ces vallées aux aspects inouïs où les gisements d'or natif renvoient au soleil rayons pour rayons..,.
Il y avait là des aventuriers grands comme des rois : des Français, et l'on a pu croire une fois qu'ils allaient conquérir un empire à la France; mais derrière les géants rôdent, les nains, et, par le plus singulier de tous les mystères, tout géant mordu au talon par un nain tombe et meurt.
J'ai vu Pindray, le fort, le généreux, le vaillant, dont les travaux seront la légende herculéenne de cette nais- sance d'un peuple. J'ai vu Gaston deRaousset-Boulbon, l'amoureux, le conquérant, le chevalier à la gloire de qui rien ne manque, pas même la calomnie; j'ai vécu avec eux, j'ai combattu sous eux, j'étais fait comme eux... peut-être.
Mais ce n'est pas mon histoire que je veux te racon- ier, c'est l'histoire du drame où notre amitié fraternelle te donne un rôle.
En 1857, vers la lin de mai, j'entrai pour la pre- mière fois sous le toit du père de Naranja. J'étais armé comme il faut et je portais une ceinture amplement garnie, car mes équipées de chercheur d'or m'ont tou- jours réussi à miracle; mais j'errais en fugitif sur la côte du golfe de Gortez, cherchant à traverser la mer Vermeille pour aller de Sonora en basse Californie. Un mot t'apprendra mes raisons. J'avais renouvelé dans le nord de la Sonora la tentative où Raousset-Boulbon avait échoué quelques années auparavant. Le mécon- tentement général m'avait donné, sur le papier, une très-respectable armée et cent lieues^de pays, au nord- ouest de Arispe , s'étaient prononcées en ma faveur. Pendant toute une matinée, j'aurais pu traiter de puis- sance à puissance avec le gouvernement de Mexico.
ROGER BONTEMPS. 85
Seulement, vers midi, quand on tira les premiers coups de fusil, tous mes nobles amis allèrent faire sieste, et je restai seul avec une vingtaine d'aventuriers euro- péens. Nous faillîmes, malgré tout, prendre une ville de six cents âmes, commandée par onze généraux, et le soir venu nous pûmes faire retraite en bon ordre.
Le lendemain, mes nobles amis s'étant prononcés pour la présidence, nous gagnâmes la montagne où une attaque des Indiens Apaches nous dispersa bel et bien. Ceux-là sont de terribles camarades qui ne se prononcent pas, mais qui se battent toujours et par- tout comme des diables.
Ce fut mon beau- frère actuel, Miguel Maria, qui me rencontra demi-mort de soif et de faim dans un champ et qui commença par m'envoyer la charge de son trabuco, me prenant pour un autre. Ces précau- tions sont usitées là-bas. J'ai dit un champ, car le père de Miguel et de Naranja possédait un des plus riches établissements de la côte; il était puissant comme un baron des temps féodaux et riche à ne pas connaître sa fortune.
Miguel me fit d'humbles excuses, les Mexicains sont les plus courtois des hommes, et s'étonna fort dem'a- voir manqué. Il m'avoua que c'était miracle. Je bus à sa gourde. Je vis, en passant près de l'abreuvoir, plus de mille têtes de bétail magnifique.
Dans le langage sonorieu, le seigneur Fernan Pérès da Goncha n'était qu'un fermier ou ranchero; mais, selon sa propre estime, il était le premier homme du monde. Et par le fait, si l'envie lui en prenait, il pou- vait faire lacer dix mille bêtes à corne sur ses immen- ses domaines ou enfermer dans son corral quinze cents chevaux mustangs les plus beaux de l'univers. Ses serviteurs se comptaient par centaines : des blancs,
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des noirs, des rouges, des métis et même des gentils- hommes, témoin son intendant qui se faisait appeler sans rire M. de Pizarre. Le seigneur Fernan, outre son rancho, avait des mines et trois pêcheries de per- les dans le golfe, entre Gerralvo et l'Espiritù-Santo. Je me trouvai chez lui en pays de connaissance ; il avait, en effet, fourni quelques fonds à ma récente expédi- tion et devait être ministre de la guerïe dans notre futur empire. Le Mexique compte • ainsi un millier de ministres-chrysalides, engagés dans une centaine de sérieuses combinaisons. Avec la moitié de ces hommes d'État incompris, on gouvernerait aisément le reste du globe.
Les bâtiments du rancho s'étendaient comme une ville sur le penchant d'une admirable colline. Le gros œuvre de l'habitation proprement dite était en terre cuite aux rayons du soleil ou aclobé; mais, construites selon un dessin élégant et large, les terrasses énormes semblaient des jardins suspendus, au-dessus desquels s'élevaient seulement les grands magueysetle clocher à jour de l'église. Le tout s'entourait d'un fort rem- part de troncs d'arbres qui n'opposait pas toujours, hélas 1 un obstacle suffisant aux visites de la cavalerie indienne.
Le seigneur Fernan Ferez da Goncha me fit faire grande chère. Nous bûmes du vin de France en quan- tité. A la troisième bouteille de son château-laffitte, qui était d'excellent petit bourgogne, il mit le prési- dent de la république mexicaine dans sa poche et m'a- voua franchement qu'il avait bien compté me donner un croc-en-jambes après la victoire. Le Mexique étant le centre de la terre, don Fernan se proposait de con- quérir les États-Unis pour arriver au Canada, et d'an- nexer ensuite l'empire du Brésil avec les diverses ré-
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publiques du Sud. Gela fait, l'ancien monde n'avait qu'à se bien tenir !
Au dessert, le seigneur Fernan correspondait avec ses vice -rois de Paris, de Londres et de Saint-Péters- bourg. Il traitait les peuples avec bonté et protégeait les vignobles.
Il avait le vin éloquent et gai. Il appelait de temps en temps son intendant, M. de Pizarre, pour lui don- ner des pichenettes sur les oreilles ou des coups de pied plus bas. M. de Pizarre recevait gravement ces marques de confiance et sortait pour les rendre à quel- que subalterne.
C'était une maison patriarcale. D'ordinaire, au logis des patriarches, il y a une Sarah et plusieurs Agar. Sarali était morte et le seigneur Fernan vivait dans le veuvage, entouré des enfants d'Agar. Agar avait dû s'appeler légion, car sa postérité pullulait aux alen- tours. Le seigneur Fernan était père aussi abondam- ment que Priam. La moitié de ses valets, le tiers de ses bergers, les trois quarts de ses servantes lui devaient amour filial, selon la loi de nature. Il n'en éprouvait ni contentement ni chagrin et regardait d'un œil tran- quille cette lignée multicolore qui grouillait sur ses domaines.
Chose singulière, un héritier légitime lui manquait au milieu de cette profusion d'héritiers naturels. Sarah s'était obstinée c'ms sa stérilité, pendant que les fils et les filles d'Agar foisonnaient follement. Le seigneur Fernan ne s'inquiétait point de cela. Il avait fait choix d'une fillette charmante. — Tout son portrait, disait- il, bien qu'elle fût belle comme Vénus enfant, et qu'il fût, lui, un assez laid échantillon de la race portu- gaise. — Il l'avait légitimée dans son opinion toute- puissante et relevait en princesse royale.
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C'était Naranja.
A cette époque, Naranja allait avoir quinze ans.
Je ne la vis point alors, parce que les Apaches du Rio Colorado étaient venus le mois passé faire une razzia de femmes. Le seigneur Fernan me raconta assez tranquillement que Naranja, la prunelle de ses yeux , avait été enlevée avec une douzaine d'autres jeunes filles.
Je ne saurais trop dire pourquoi je proposai au pa- triarche d'aller au village apache et de lui reconquérir sa fille. Il y a très-certainement des destinées. Ma for- tune et tout le bonheur de ma vie étaient là. Le sei- gneur Fernan parut assez content de ma proposition. Il me dit qu'il ne serait pas fâché de revoir le trésor de son âme et qu'il me la donnerait pour femme avec les trois pêcheries du golfe et cincf cents têtes de bé- tail. Ce fut en riant que j'acceptai à tout hasard.
Le lendemain matin, le seigneur Fernan avait perdu tout souvenir de notre accord. Quand je lui rappelai, il me dit : « C'est bien, mais pour ne pas perdre une pareille course, vous ferez une chasse au buffle dans le Nord.... et tant mieux si vous ramenez la chère créature. »
Miguel, qu'on appelait le Malgache, à cause de sa mère, une superbe négresse de Madagascar, me fut donné comme lieutenant. Susan, sa fiancée, avait été aussi enlevée par les Indiens. J'eus en outre seize hommes, parmi lesquels se trouvait une manière de singe, aide de cuisine du seigneur Fernan, qui se nommait Grelot, et qui avait l'honneur d'être un Pa- risien de la rue Grenétat. On trouve le gamin de Pa- ris partout, mais c'est à Paris seulement qu'il est in- tolérable.
Nous partîmes le V juin 1857, avec le gréement
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complet d'uue grande chasse au buffle. Le seigneur Fernan nous accompagna un bout de chemin, crava- chant de temps en temps M. de Pizarre pour témoi- gner de son heureuse humeur. Nous étions tous mon- tés admiraljlement et armés jusqu'aux dents. Sur dix- huit que nous étions on pouvait bien compter une dou- zaine de solides gaillards.
Parmi les Indiens libres qui font la guerre sur la frontière du Mexique, on place au premier rang les Apaches et leurs rivaux les Comanches. Les deux peu- plades combattent à cheval, poussant à ses suprêmes limites la tactique sauvage et déployant en toute occa- sion une terrible bravoure. Un Indien de l'une ou l'autre tribu vaut un Européen bien armé dans la lutte corps à corps; eu forêt ou dans la prairie, alors que la victoire dépend de la finesse des sens et de la rapidité instinctive des résolutions, jointes à la parfaite con- naissance du terrain, un Apache peut tenir dix Mexi- cains en échec.
Nous fûmes cinq mois entiers sur le sentier de la guerre et nous aurions échoué peut-êlre sans la ren- contre que nous fîmes de trois hommes, trois frères, Américains de naissance, mécréants fieftes, qui rô- daient à la recherche de l'or, ou plutôt à la recherche des mineurs enrichis. Les trois Smith, — Bob, Sam et Jonathan ne m'étaient pas inconnus. Ils jouissaient d'une terrible réputation parmi les métis de la prai- rie et traitaient de puissance à puissance avec les In- diens libres. Brigands sur terre , pirates sur mer, ils vivaient de violences et jamais ne faisaient for- tune.
Moyennant cinquante onces d'or, dont vingt-cinq payées d'avance, les trois frères Smith nous mirent à même de surprendre le camp des Apaches.
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Le gros de la nation était sur le sentier de la guerre contre les Gomanches-serpents de la Cordillère. Nous trouvâmes seulement des apprentis guerriers et des vieillards, gardant tout un peuple de femmes.
C'est une étrange nation, joignant à la rapine et au meurtre un goût désordonné pour la débauche. Ces sauvages coquins aiment et méprisent les femmes comme s'ils passaient habituellement leurs soirées aux cafés du boulevard Montmartre. Sauf un peu plus de virilité, ils ressemblent à nos imbéciles gandins du quartier d'Antin : ce sont les cocodès du désert.
Je mets en fait qu'en moins de six semaines on fe- rait d'un Apache, qualité courante, un habitué passa- ble du café des Variétés. L'Apache possède d'instinct les principales dispositions de l'emploi. Ils en sont, ces sauvages, au milieu de leurs savanes, à compren- dre la vie comme s'ils faisaient des quarts de vaude- ville. La femme est pour eux un mets qu'on dévore et dont on jette le restant avec dégoût. Seulement , au lieu de payer ils battent et tuent. C'est pour corriger cela que je demandais six semaines de civilisation.
Naranja avait été protégée par l'amour d'un chef. Il y a partout des chevaliers. Peep d'day , comme l'ap- pelaient nos alliés Smith {Peep of the day, le point du jour), un puissant guerrier, la voulait pour femme.
Nous trouvâmes Naranja dans une cabane où il n'y avait point d'hommes, et servie par de vieilles squaws comme une princesse. Quand j'admirai son délicieux sourire, il me sembla que je n'avais jamais vu de femme. Ce fut une nuit de terreur et de sang, mais je l'emportai dans mes bras, évanouie qu'elle était, et je sens encore la fraîche caresse de ses cheveux que le galop de mon cheval me rejetait au visage.
« C'est le jour de mes quinze ans, me dit-elle quand
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ses yeux rencontrèrent les miens en s'éveillant. J'avais bien prié Dieu de m'envoyer mon ami, car Point-du- jour avait dit : je reviendrai le lendemain de tes quinze ans et tu seras ma femme.
— Et qui nommiez-vous ainsi votre ami , Na- ranja?
— Je ne sais.... celui qui doit m'aimer.... vous, peut-être. »
Telles furent nos fiançailles.
Nous ramenions au rancho du seigneur Fernan six cents peaux de buffles, mais deux femmes seulement. Les autres étaient mortes du féroce amour de ces tigres à face humaine. Naranja, seule, avait conservé son cher sourire; Susan, la promise de Miguel nous sui- vait, morne comme une statue; elle était folle par mo- ments et ne souffrait plus, mais quand elle recouvrait sa raison, elle voulait mourir. Grelot qui avait été la gaieté de l'expédition et s'était montré brave comme Bayard, sans jamais cesser de rire, trouvait grâce de- vant cette infortunée qui tombait en crise chaque fois que Miguel l'approchait. Grelot nous dit un soir :
« Susan m'a parlé ; les trois Smith ont gagné deux fois leur vie dans cette affaire-là. Ce sont eux qui nous ont menés au campement; c'étaient eux qui avaient mené les Apaches au rancho
Le jour oîi Miguel, notre ami, se trouvera le couteau à la main face à face avec un des trois Smith, ce sera une rude histoire !
Le 27 octobre, après cinq mois moins trois jours d'absence, nous frappions à la porte de la maison du seigneur Fernan, dont l'aspect n'avait point changé. Nous savions qu'il y avait eu dans l'intervalle deux ou trois petites secousses du volcan politique séant à Mexico, mais ce n'étaient point nos affaires. Un homme
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en costume de général vint à notre rencontre : c'était M. de Pizarre. Il tenait du gouvernement nouveau le rancho confisqué de ce pauvre seigneur Fernan qui le servait désormais en qualité d'homme de confiance. Le rancho était plein d'hommes de guerre; M. de Pizarre s'était réveillé un matin héros des pieds à la tête; il préparait une expédition contre je ne ne sais quelle bourgade qui s'était prononcée en faveur de je ne sais qui. On ne voyait que coursiers caparaçonnés et bonnes gens déguisés en soldats avec de longues lances, or- nées de belliqueuses banderoles. Tous ces braves criaient à tue-tête vive quelqu'un et vive quelque chose, mais Grelot, qui prit langue, revint me dire qu'il y avait quatre ou cinq partis bien tranchés dans l'armée du général Pizarre et qu'il était gravement question d'un prononccment nouveau en faveur de l'ancien chef des cuisines qui était maintenant un colonel. Cet homme d'État voulait marcher sur Mexico; Grelot ayant été déjà son ministre , entrevoyait un portefeuille.
Le général Pizarre nous reçut d'un air rogue, témoi- gnant qu'il avait des méfiances au sujet de nos opi- nions politiques. Gomme le pauvre seigneur Fernan s'élançait vers Naranja en pleurant de joie, le général, payant ses dettes avec exactitude, ]ui donna une piche- nette sur le nez et un coup de pied tout semblable à ceux qu'il recevait autrefois. Curieux retour des choses d'ici-bas! le seigneur Fernan se montra flatté de cette familiarité excessive. Sa postérité illégitime l'entourait et se moquait de lui à l'unanimité.
Le général, cependant, n'échappait point au travers des grands capitaines qui, presque tous ont un goût très-vif pour le beau sexe. Il eut la malheureuse idée de mettre sa grosse main sous le menton de Naranja et de lui dire :
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oc Te voilà grandie Anhita. Tu me plais. Voux-tu être ma favorite? »
Naranja le repoussa et moi, hélas! je lui brisai sur la tête un joli bambou que j'avais à la main. Il tomba comme un bœuf assommé.
Le seigneur Fernan se précipita sur moi le couteau levé, écumant et criant :
« Ali ! gabache ! incrédule ! larron ! hérétique ! vas- tu empêcher le bonheur de ma fille ! »
94 ROGER BOJ^ TEMPS.
VIII
La Saint-Jean-Baptiste.
Naranja se jeta entre moi et son père, continua Mor- naix, et cent voix se mirent à hurler :
« Arma! arma ! »
Tous les saints du calendrier furent pris à témoin , mais personne ne releva le générai. Le seigneur Fer- nan, voyant qu'il était bel et bien évanoui, lui reprocha vivement sa trahison et l'appela fils de chienne. M. de Pizarre ne pouvait répondre ; le seigneur Fernan lui dit tout net qu'il était un lâche et lui donna sur le nez la fameuse pichenette, signe authentique de l'autorité. Alors, l'armée se prononça; je fus nommé vice-roi et je promis une constitution. Les chevaux piaffèrent, les lances agitèrent leurs banderoles brillantes, on hurla, on tira des coups de tromblon et le pinole coula à flots pour célébrer l'ère de gloire et de prospérité où entrait cet heureux pays. Enfin, la contrée allait être gouvernée par uji homme de son choix ! On craignit pour la raison du seigneur Fernan, tant son allégresse ressemblait à un délire. Le général, chargé de chaînes et déclaré traître à la constitution, fut mis à la cave.
Le seigneur Fernan avait entendu dire que les gen- tilshommes des rois de Portugal dormaient en travers de la porte de leurs maîtres. Il fit faire son lit en travers
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du seuil de ma chambre à coucher. J'étais assurément bien gardé.
Je m'endormis donc au faîte de la puissance. Le lendemain matin, je fus éveillé par le tocsin qui son- nait k toute volée. A ce bruit solennel se mêlèrent bientôt des salves de mousqueterie et d'effrénées cla- meurs. C'était le général qui rentrait en grâce auprès de son armée. On se prononçait. J'étais atteint et con- vaincu de divers crimes et cent voix demandaient ma tête criminelle. Le pinole coulait malgré l'heure ma- tinale.
« Arma ! arma ! arma ! »
Grelot m'apporta ma carabine chargée. Miguel at- tendait "avec les chevaux, tout sellés de l'autre côté du rempart. Nous cassâmes une ou deux de ces têtes fêlées et nous prîmes le large, dédaignant de tenter une nou- velle révolution. Telle est, en petit, l'histoire du gou- vernement mexicain depuis bien des années. La partie se joue d'ordinaire entre un seigneur Fernan quelcon- que et n'importe quel M. de Pizarre qui sont égaux en droits, n'en ayant aucun ni l'un ni l'autre. Entre eux deux, le premier passant venu peut jouer le rôle de l'arbitre de la fable.
Je te dis cela, s'interrompit Mornaix, parce que mon intention était d'être l'arbitre. J'avais toujours présente à la pensée cette parole de Raousset : « qui- conque amènera du dehors cent hommes résolus et dé- voués sera maître de la Senora. »
J'aurais eu mille hommes en huit jours là où j'étais; mais les résolus et les dévoués il fallait aller les cher- cher ailleurs.
Je savais que les frères Smith avaient un brick-goë- lette , bon marcheur, dans les eaux de San José. Pen- dant notre expédition contre les Apaches, j'avais fait
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marché avec les Smith pour un voyage en Europe, aller et retour. Je comptais recruter mes hommes chez le peuple le plus soufirant qui soit au monde, mais que les beaux parleurs de la politique oublient systé- matiquement dans leurs plaidoyers humanitaires : en Irlande.
Ces Polonais de la Russie britannique appartien- nent à quiconque vient les délivrer de leur misérable enfer.
Nous étions quatre en sortant de la rancheria : Mi- guel, Grelot, Naranja etmoi. Tous nos autres compa- gnons avaient pris parti pour le pinolc du général , et Susan , la pauvre folle , s'était enfuie durant la nuit. Nous gagnâmes la côte , poursuivis mollement par les cavaliers à banderoles et nous trouvâmes les Smith au rendez-vous. Au plus haut sommet de la falaise, les signaux convenus entre eux et l'équipage du Saint- Jean-Baptiste étaient allumés déjà. Il n'y. avait cepen- dant aucun navire en vue.
Nous restâmes trois jours dans l'attente. La nuit, nous ti'ouvions un asile au bas de la falaise, dans un hameau composé de quatre ou cinq cabanes , habitées par des familles de pêcheurs de perles. Il y avait là une pauvre douce créature , un nègre nommé Bambô, qui était plongeur de son métier et que la maladie retenait avec les femmes. On l'appelait en riant « l'homme à la tonne d'or, » parce que, à diilerentes reprises, quand le rack ou le pinok dénouaient sa langue , il s'était vanté de connaître un lieu où une tonne d'or était cachée.
Tu vois que nous arrivons au cœur de notre histoire.
Naranja bonne et secourable, savait quelques-uns des naïf secrets de la médecine populaire au Mexique. Elle donna des soins à Bambô qui l'adorait comme une
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divinité. Un soir qu'il allait s'endormant par l'effet d'un breuvage , il lui dit, et nous crûmes qu'il parlait déjà dans un rêve :
a Maîtresse , vous serez riche comme une reine. »
Il y avait là deux des frères Smith. Grelotme dit qu'ils avaient échangé entre eux un singulier regard. Mais quelques minutes après, Sam rentra, annonçant que le Saiiit-Jean-BaptiMe était en vue. Nous sortîmes tous et nous aperçûmes au lointain du golfe, vers le sud, un feu qui brillait sur l'eau. Les signaux de la falaise furent éteints el nous dormîmes dans nos manteaux , décidés à embarquer le lendemain.
Nous montâmes à bord en effet, et Naranja fut la seule à remarquer que son nègre Bambô n'était point venu lui souhaiter bon voyage à l'heure du départ.
Nous sortîmes du golfe, doublant la pointe de San José par une bonne brise du nord-est qui nous halait à raison de huit nœuds, car le Saint- Jean-Baptiste mé- ritait sa réputation. Les trois Smith étaient à bord. Il n'y avait pas d'eux à nous une très-grande sympathie, mais Miguel seul était leur ennemi déclaré. Encore avait-il gagné sur lui qu'il materait sa rancune jusqu'au retour. Quant à l'équipage , c'était une assez bizarre séquelle, gens de sac et de corde pour la plupart, mais bon vivants, parmi lesquels maître Grelot fut bientôt en faveur. En somme, les Smith savaient ce que nous vaUons; ils étaient de caractère et de mœurs à com- prendre les chances de l'entreprise : peut-être même espéraient-ils en son succès plus que de raison, ce qui ne les empêchait point de courir encore un autre gibier. Nous pouvions dormir tranquilles , tant qu'aucun cas de guerre ne surgirait entre nous.
Ce n'est pas notre voyage que je veux te raconter. Nous fûmes grillés comme tout le monde entre les tro-
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piques; nous fûmes glacés en doublant le cap Horn, et ballottés par la tempête éternelle qui tourmente ces dia- boliques parages. Le Saint-Jean-Baptiste se compor- tait admirablement bien à la mer, quoique j'aie lieu de penser qu'il n'avait pas coûté cher à ses maîtres.
Un soir, nous étions dans l'Océan déjà depuis douze jours et nous faisions route au nord -est, par le travers de laPlata. Naranja était seule sur le pont avec Grelot, son garde du corps habituel. Je dois dire, du reste, qu'elle n'avait pas besoin d'être protégée contre l'équi- page du brick qui l'adorait pour sa charmante douceur. Elle prenait le frais , retrouvant avec délices les tièdes brises de son golfe bien-aimé. Le sommeil la guettait parmi ses rêves : espoirs ou souvenirs. Tout à coup, au milieu du silence qui planait sur cette mer, tranquille et magnifique miroir reflétant des myriades d'étoiles , elle crut entendre vaguement une plainte, un cri d'an- goisse profond et contenu. Naranja est d'un pays où la femme supporte assez bien le spectacle d'une cruauté, soit vis-à-vis des animaux, soit même vis-à-vis des hommes , mais elle n'a des femmes de son pays que les grâces caressantes et l'ardent besoin d'aimer avec toute sonâme. C'est un cœur d'or. Cette plainte l'oc- cupa toute la nuit. Grelot s'était informé pour savoir si quelqu'un des matelots était malade , ou si les Smith avaient infligé, à fond de cale , une de ces hideuses punitions qui maintiennent l'autorité par la terreur. Il n'y avait rien décela. Tout le monde était sain et l'équi- page menait joyeuse vie.
D'où venait cette plainte? Le lendemain, Naranja ne l'entendit pas seule. J'étais près d'elle, balançant son léger hamac de soie , suspendu aux haubans de bâ- bord, quand je la vis pâlir et tressaillir. Un cri déchi- rant montait de la cale. Une chanson créole, entonnée
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à pleine voix par Sam Smith, couvrit bientôt tout autre bruit, mais le gémissement était dans nos oreilles. Il y avait évidemment à bord un mystère de vengeance ou d'iniquité.
Je n'ai pas besoin d'insister sur ce point que notre position vis-à-vis des Smith et de leurs hommes exi- geait une extrême prudence. Nous étions par le fait à leur merci , puisque , en cas de lutte, ils eussent été quatorze contre nous trois. Depuis quelques jours, un fait nouveau ajoutait à mes inquiétudes. Jonathan Smith, le plus jeune des trois frères qui n'était que lieutenant à bord, mais qui, en réalité, imposait son vouloir aux autres regardait Naranja plus que je ne l'au- rais voulu. Elle avait peur de lui horriblement. Quand l'œil brûlant de Jonathan se fixait sur elle, son cœur cessait de battre.
On ne sait comment dire. Ce n'est pas de l'amour, ce transport qui monte au cerveau de pareils coquins. C'est le rùt de la bête fauve. Moi aussi j'avais peur, sachant que nous étions gardés uniquement par la cer- titude où était Jonathan qu'à la première attaque il aurait la cervelle broyée par les six balles de mon re- volver.
La prudence dominait ici tout autre considération. La traversée devait encore durer un mois pour le moins. J'ordonnai à chacun de faire comme si rien n'eût transpiré du secret des Smith ; j'essayaimême de faire croire à Naranja que ses sens l'avaient trompée. Malheureusement il ne se passait guère de soirées, sans que cette plainte déchirante arrivât jusqu'à nos oreilles.
C'était, en vérité, comme une torture quotidienne et prolongée hideusement. On ne tuait pas ; on sup- pliciait.
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Mes ordres étaient formels et appuyés sur la raison la plus élémentaire , mais on ne va pas longtemps con- tre la générosité d'une femme -.j'allais dire contre sa curiosité. Je fus trahi par tout mon monde qui passa du côté de Naranja avec armes et bagages. Je crois même que je finis par déserter à l'ennemi. Pendant les der- nières semaines de notre traversée , il n'était question entre nous que de la malheureuse victime enchaînée à fond de cale.
Car nous avions peu à peu percé l'ombre qui enve- loppait le mystère. Miguel-Maria a des yeux qui voient tout et des oreilles auxquelles rien n'échappe ; quant à Grelot, il en remontrerait aux Indiens eux-mêmes en fait de ruses et de tours de force dus h la finesse des sens. Gomme production de sauvages il n'y a pas de forêt vierge qui puisse lutter contre Paris.
Narauja les ayant mis tous deux en campagne ils déployèrent leurs talents , et malgré la surveillauce in- cessante des Smith , ils parvinrent à se glisser inaper- çus dans la cale. On avait clos une portion du magasin de manière à former une niche ou boîte de six à sept pieds carrés ; une créature humaine était enfermée là dedans , et on lui infligeait quotidiennement une sorte de question pour lui arracher une confession. Le pa- tient résistait avec une vaillance inouïe , car le voyage durait depuis près de trois mois , et les Smith n'avaient rien gagné sur lui.
Ils ne voulaient pasle tuer. On le soignait quand il était malade.
Une fois Grelot surprit un lambeau d'interrogatoire qui était toute une révélation. Jonathan Smilh avait dit :
« Tu seras bien nourri et bien vêtu , on te fera une cabine sur le pont pour que tu puisses fumer ta cigarette
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au soleil. Tu auras du rack tant que tu voudras , et par dessusle marché tu partageras avec nous, si tu veux nous dire où est la tonne de poudre d'or.... »
Pas n'était besoin d'en savoir plus long. Le martyr de la cale était le pauvre nègre Bambô, l'homme à la tonne d'or, et nous comprenions maintenant pourquoi, à l'heure du départ, il n'était point venu souhaiter le bon voyagea Naranja, sa bienfaitrice.
En cette occasion, j'eus toutes les peines du monde à faire prévaloir mon autorité. Naranja, révoltée, vou- lait tenter une intervention. Elle disait en pleurant :
« Le pauvre Bambô m'a promis que je serais riche comme une reine. C'est peut-être pour moi qu'il garde son secret. »
Miguel, moins tendre , avait sa vengeance : il pré- tendait qu'en cassant la tête aux trois Smith on se ren- drait aisément maître de l'équipage. Grelot proposait de clouer tout uniment les écoutilles, comme faisait le bon capitaine Surcouf quandil ramenait, lui cinquième , soixante Anglais prisonniers k Saint-Malo. H se char- geait de manœuvrer le brick , ayant fait métier de mousse jadis pour gagner son passage.
Rien n'est impossible, à tout prendre, et je ne dis pas qu'ils eussent tort absolument, mais la présence de Naranja faisait de moi un autre homme. J'avais des craintes d'amant et des sollicitudes de mère. Quand je veillais avec délices sur son souriant sommeil d'enfant , mon cœur se fondait en des tendresses inconnues. Je n'osais plus; j'étais trop heureux. L'idée de jouer mon adoré trésor dans une lutte violente m'épouvantait.
Le raisonnement qui me donna gain de cause contre leurs généreuses impatiences fut celui-ci : Les Smith ont intérêt à conserver la vie du nègre. Il vaut pour eux une somme énorme, et sa mort serait la ruine des es-
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pérances qu'ils ont conçues. Aussitôt que nous aurons jeté l'ancre dans un port européen, je prends l'enga- ment d'honneur de délivrer ce malheureux.
Neuf jours après, le 4 février 1860, le Saint-Jean- Baptiste entrait dans le golfe de Gralway et mouillait en rade à un demi-mille du rivage , vers la tombée de la nuit. La délivrance de Bambô était devenuenotre prin- cipale affaire. Je demandai place dans le canot qui de- vait conduire deux des frères Smith en ville, et je ne me fis point accompagner pour éviter d'inspirer des soupçons. Nous nous séparâmes sur le quai, les frères Smith et moi. Pour tout ce qui regardait mon métier d'enrôleur, j'avais des renseignements très-précis, et je comptais, pour prendre langue sur le bon anglais de notre amis Thomas Stone. Les frères Smith purent voir que j'entrais dans le cabaret des Trois-Géants, si- tué sur le port même.
Seulement, je ne fis que traverser la salle commune afin de prier le maître de l'établissement de me con- duire chez le magistrat de police.
Le magistrat de police, là-bas, c'est le diable. Quand l'Europe aura enfin le temps et le cœur de sonder cette plaie irlandaise que l'Angleterre entretient avec ce beau sang-froid des gens habitués à parler liberté, gé- nérosité, tolérance, etc., on verra de prodigieuses cho- ,ses. Ceci n'arrivera de longtemps. Il est plus commode I de s'acharner à dire que la constitution anglaise est le [modèle de toutes les franchises et de toutes les man- jsuétudes. D'ailleurs, l'Irlande n'est pasàla mode. 1 Le cabaretier me regarda de travers ; les bonnes gens qui buvaient du poteen s'éloignèrent de moi par cette double raison que je parlais le pur anglais de Thomas Stone et que je demandais un magistrat. Je passai une bonne heure et demie à errer de rue en rue,
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avant de trouver la demeure de cet honorable gentle- man. Quand je l'eus trouvée , une servante sordide m'en ferma la porte au nez en me disant qu'elle ne comprenait point l'anglais de Thomas Stone.
Dix heures sonnaient à la collégiale et il y avait trois heures que je marchais sur le pavé pointu de la capitale du Gonnaught, quand un policeman compatis- sant m'apprit enfin que je trouverais mister Proof à son club. Le club de mister Proof était un débit de whiskey ou spirit-shop, situé derrière la maison com- mune, et véritablement digne du nom de bouge. Mis- ter Proof était là en effet, se délassant des devoirs laborieux de sa charge, et faisant une partie de back- gammon avec un seigneur de grasse mine. Une demi-douzaine de respectables bonnes gens à chemises douteuses et à pipes courtes, solidement enchâssées dans de jaunes mâchoires, pariaient et buvaient du grog sans eau. Dès le premier mot que je lui dis, mister Proof m'envoya paître formellement et me demanda si je le prenais pour un phoque.
Thomas »Stone ne m'avait pas enseigné qu'on nom- mait ainsi dans l'ouest les agents de l'administration maritime.
Il fallut retourner au port. Vers onze heures, je pus trouver le cabaret où capitaine O'kir, inspecteur de la marine, faisait sa partie de dames avec ses dignes amis. Capitaine O'kir me demanda si je le prenais pour un corbeau. Il me parut fort en colère.
Le lendemain seulement je pus conduire un chef constable et quatre hommes à baguette à bord du Saint- Jean-Baptiste. Les trois Smith étaient sur le pont et n'opposèrent aucune résistance aux investigations de l'autorité, avec laquelle ils échangèrent de vigou- reuses poignées de main. L'autorité et les Smith se
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mirent, dès Tabord, à parler un langage qui fut pour moi de l'hébreu. Encore une rhétorique que n'ensei- gnait point Thomas Stone. Gomme j'avais fourni des renseignements très-exacts , on descendit à fond de cale où l'on ne trouva rien du tout. La cage en plan- ches elle-même avait disparu, et les divers arrimages occupaient le navire de bout en bout.
J'éprouvai alors la plus profonde terreur qui ait amené la sueur froide à mes tempes. Le chef constable m'ayant demandé caution pour le tort causé, j'entrai dans notre cabine, et aussitôt l'idée d'un quadruple assassinat me traversa l'esprit. Notre chambre était vide.
<t Où est ma femme 1 m'écriai-je. Où sont mes deux compagnons !
— Vous voyez bien que c'est un fou, » dit froide- ment Jonathan Smith.
— Un fou de la plus dangereuse espèce. C'est évident. » Je pus remarquer, et ma détresse s'en augmenta,
que l'aménagement de la cabine avait été changé. Rien n'y restait de ce qui pouvait trahir la présence de la femme.
Je me laissai porter dans le canot. Je n'étais plus moi-même. A mon dernier effort, qui était une accu- sation de meurtre, un éclat de rire général avait ré- pondu.
Avant de se séparer, l'autorité et les Smith trinquè- rent abondamment.
J'avais un voile de sang sur les yeux quand nous touchâmes le quai. Pour moi , il y avait quatre cada- vres au fond de la mer. Puis une autre pensée me vint qui fut presque un soulagement à mon agonie. Jona- than Smith trouvait Naranj a trop belle pour la tuer ainsi. Ces hommes pleins de ruses diaboliques, avaient pratiqué une cachette à bord peut-être,..
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« Poussez au large, m'écriai-je, véritablement fou, cette fois. Je veux retourner, je veux voir ! Cinquante onces d'or à qui me ramènera au brick ! »
Personne ne me répondit. Le constable et ses quatre acolytes étaient debout sur la jetée, et se faisaient de leurs mains une visière pour regarder au large.
Au large, le Saint-Jean-Baptiste, toutes voiles dehors et poussé par une forte brise d'est, filait grand largue vers les îles Sud-Arran.
Le nom de Naranja me vint aux lèvres et je tombai foudroyé sur le sol.
Je m'éveillai dans une pauvre cabane au bord dii lac Gorrib, de l'autre côté de Galway. Auprès du lit où j'étais couché je reconnus Miguel, Grelot, et Naranja qui me souriait parmi ses larmes. Sur un autre grabat le pauvre Bambô gisait, la tête enveloppée de linges sanglants.
Grelot, envoyé à ma recherche, m'avait trouvé éva- noui sur le quai, entouré de curieux qui dissertaient sur les dangers de l'ivrognerie. Le chef constable et ses quatre braves m'avaient laissé là charitablement pour aller à leurs affaires.
Quant à l'étrange aventure du Saint-Jean-Baptiste et à la disparition du nègre, en compagnie de mes amis, voici ce qui s'était passé.
Après le départ des deux frères aînés, Jonathan Smith était resté seul maître à bord. C'était assuré- ment le plus intelligent et le plus redoutable des trois, mais il aimait le rack, et dès qu'il pouvait éviter l'œil de ses frères, il se livrait avec une sorte de fureur à sa passion favorite. Un fois ivre, c'était une bête fé- roce.
Miguel l'entendit s'enfermer dans la cambuse et pré- para les armes à tout hasard , car Dieu seul pouvait
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savoir les folies que le rack allait inspirer à Jonathan Smith. Grelot fut chargé de faire le guet.
Jonathan resta plus d'une heure dans la cambuse. La terre était environ à trois encablures sur notre han- che de tribord. De temps en temps, Miguel et Naranja pouvaient ouïr comme le bruit d'un corps qu'on eût jeté à la mer : c'étaient les matelots du brick qui, en l'absence de toute surveillance, se coulaient par les sabords et gagnaient la côte à la nage pour voir de plus près les lanternes fumeuses des cabarets de Gal- way. Miguel compta ainsi dix plongeons successifs, et peu après Grelot vint annoncer que, de tout l'équipage, il n'y avait plus à bord que Jack, le mousse et Jona- than Smith.
Celui-ci sortait justement de la cambuse, pâle et l'œil troublé. Il avait peine à se soutenir sur ses jambes.
Il fit quelques pas vers la cabine et appela Naranja, joignant à son nom tout un chapelet de menaçantes caresses; mais il se ravisa bientôt, saisit un merlin qui se trouvait a sa portée, chancela, trouva l'échelle et roula du haut en bas dans la cale.
L'instant d'après, des hurlements de douleur rem- plissaient le navire.
Rien ne put empêcher Naranja de se précipiter au secours. Elle seule avait deviné d'où les cris partaient, car Grelot et Miguel pensaient que Jonathan avait dû se briser quelque membre dans sa chute. Il n'en était rien ; l'ivrogne avait roulé comme une masse inerte et ne s'était point fait de mal. Les cris venaient de la cage où Bambô était renfermé. Quand Miguel arriva, le malheureux nègre demandait grâce d'une voix affai- blie déjà et Jonathan frappait comme un furieux, di- sant :
« Ah ! j'aurai ton secret, moi , misérable brute ; où
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est la tonne d'or? dis-moi où est la tonne d'or! Si tu ne veux pas me le dire, j'ouvrirai ton crâne et je trou- verai le secret dedans ! »
Et les coups sonnaient horriblement sur la tête de Bambô.
Naranja se jeta sur Jonathan et son faible choc suffit à le terrasser. Miguel le maintint renversé en appuyant le pied contre sa poitrine, tandis que Grelot le garrot- tait.
Naranja pansait déjà les blessures du nègre qui était joyeux, malgré ses souffrances, et allait répétant :
oc Anhita envoyée par le bon Dieu ! Anhita riche bientôt comme une reine ! »
Jonathan écoutait cela. L'écume qui bordait ses lè- vres se rougissait de sang et son regard menaçait Na- ranja. Souviens-toi de ce que je t'ai dit : c'est Naranja qu'ils veulent. Les femmes ne résistent pas à la torture. Bambô était un homme.
Ce fut Naranja qui commanda la manœuvre. On lia le mousse Jack au pied du grand mât et la yole fût mise à la mer. Tu devines le reste.
Je n'eus aucun reproche à faire, car ils ne pouvaient attendre le retour des Smith et de l'équipage après ce qui s'était passé ; mais si le chef constable eût trouvé à bord du Saint-Jean-Baptiste ce que je lui avais an- noncé, les Smith seraient aujourd'hui hors d'état de nous nuire.
Au lieu de cela. Bob et Sam Smith avaient trouvé, au retour, la cage vide et leur frère garrotté ; la ruse employée par eux était indiquée par la circonstance même. Ils avaient détruit toute trace de l'existence du captif. Pour la justice, j'étais un fou et le captif n'a- vait jamais existé.
Sans doute, en voyant fuir le brick à toutes voiles,
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e chef constable avait dû réfléchir ; mais c'était un ma- gistrat trop sage pour perdre son temps en rêveries vaines. Son déjeuner l'attendait à la maison.
Je me sentais mieux ou plutôt guéri , car la joie est un remède souverain pour les maux que cause le chagrin. Il n'en était pas de même de Bambô, dont les bles- sures étaient mortelles. Vers minuit il appela, disant qu'il sentait sa fin prochaine et qu'il ne voulait pas em- porter avec lui le secret qui causait sa mort.
Nous fîmes cercle autour de son matelas et il com- mença son étrange histoire. »
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ROGER BONTEMPS. 109
IX
Histoire du charmeur.
«< Encore ici, le bon anglais de notre professeur Tho- mas Stone m'eût été d'un maigre secours, poursuivit Mornaix. Le nègre Bambô parlait un langage que Na- ranja et Miguel pouvaient seuls entendre.
Tel fut à peu près son récit :
En 1852, Bambô était second matelot à bord d'un navire de la compagnie qu'une série de circonstances, inutiles à rapporter , conduisit en Australie. Bambô était un nègre du Sénégal, inquiet, inconstant et pares- seux comme tous ceux de sa race. Il déserta et prit du travail chez un squatter, ou cultivateur, des environs de Port- Jackson. Il dormait, une nuit, dans sa hutte de berger, à plus d'une lieue de l'habitation, quand il fut réveillé rudement par une main qui se posait sur son épaule.
Une voix lui dit dans la nuit :
Œ Je suis Grordon Leath ! »
Ce nom ne te fait rien, à toi, Roger, qui ne sais pas les choses de l'autre monde ; mais il remplit le cœur de Bambô de componction et de respect. Gordon Leath, ou Gordon le charmeur, comme on l'appelait dans toute l'Australie, était connu de Sydney à Melbourne pour le plus hardi bushranger qui eût jamais efî'rayé
110 ROGER BONTEMPS.
ces contrées. Il s'était échappé du pénitenciaire de Port-Jackson six fois, et toujours en charmant la meute terrible des chiens à demi sauvages qui gardent les abords de la prison. Les chiens n'aboyaient jamais pour Gordon Leath, ni pour ceux qui accompagnaient Gordon Leath. Figure-toi le dogue le plus féroce ou le bichon le plus effronté de Paris : ni l'un ni l'autre n'eût soufflé mot au flair de Gordon le charmeur, quand même ce remarquable garçon eût été suivi par une armée.
Je parle de lui au passé parce qu'il ne sut point charmer la mort; mais, de même que les pharaons d'Egypte se succédaient les uns aux autres, il y a tou- jours parmi les bushrangers, ou rôdeurs de buissons de r Australie-heureuse, un primus intcr pares qui porte le nom, ou le titre, de Gordon le charmeur.
Bambô se leva aussitôt en sursaut, comme il le de- vait, et au lieu de saisir la vieille carabine mal montée qui lui était accordée pour sa sûreté, il déterra sa bou- teille d'eau-de-vie et l'offrit galamment à son hôte. Celui-ci but et raconta comme quoi il s'évadait du pé- nitenciaire pour la septième fois, sans rancune ni cha- grin, pour aller chercher un tonneau de poudre d'or qu'il possédait à quelque trois cents lieues de là, sur les bords de la rivière Goulbourne, dans le district de Rodney. Il n'y avait pas beaucoup de routes battues du Gumberland, où ils étaient, au Rodney, qui est un comté du sud, dans la province de Victoria; mais Gordon Leath déclarait qu'il dédaignait les routes battues, et que la forêt, le hush, comme il faut dire en Australie, était pour lui le seul grand chemin pra- ticable.
A la fin de son discours, il frotta une allumette chi- mique sur son genou, tout comme un malin de nos
ROGER BON TEMPS. 111
barrières parisiennes, et l'approcha du visage deBambô pour inspecter un peu sa physionomie.
« Tiens, dit -il, un mauricaud ! »
Pnis après plus mûr examen :
«< Tu me plais mon compagnon ; viens avec moi. »
Peut-être n'eût-il pas été prudent de refuser. Bambô plia bagage, et le bétail du squatter dormit cette nuit- là à la garde de la Providence.
Le chemin se fit assez lentement. Il y avait dix ans que Gordon habitait la Nouvelle-Galles du sud, où la cour d'assises l'avait envoyé pour diverses peccadilles. Bien qu'il eût passé les trois quarts de son temps en pri- son, il connaissait merveilleusement le pays. Les sta- tions, ou établissements d'éleveurs de bétails, ne pul- lullaient pas comme aujourd'hui; mais, néanmoins, la colonisation marchait à grands pas, suivant les cours d'eau et pénétrant au loin dans le désert. Partout où il y avait une station, Gordon était sûr d'avoir des che- vaux frais, grâce au don qu'il possédait d'entrer à bas bruit dans les écuries.
Il ne volait pas ; fi donc ! Gela n'eût point convenu au légitime propriétaire d'une tonne d'or ; mais il pre- nait volontiers, soit aux fermiers, soit aux rares voya- geurs rencontrés dans ces solitudes, les choses qui l'ac- commodaient en fait de vivres, armes ou vêtements. Sa force de corps était extraordinaire. Bambô et lui furent bientôt équipés comme des gentlemen.
Et, en sus de ses talents sérieux, ce Gordon Leath était bien le plus joyeux camarade qui fût au monde. Le pauvre Bambô, sur son lit d'agonie, parlait en- core de lui avec un religieux enthousiasme. Quand Gordon commençait à conter ses fredaines de Londres ou ses équipées d'Australie, la route s'abrégeait; on n'avait plus ni faim ni soif. S'il avait seulement réussi
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à porter sa tonne d'or jusqu'en Angleterre, il serait devenu honnête homme et grand seigneur, c'est cer- tain ; mais sa mauvaise chance le poursuivait dès qu'il s'agissait de faire voyager sa tonne d'or.
C'était lors de sa première évasion des prisons de Sydney qu'il avait trouvé un gîte d'or, guidé par la vue des parcelles, ou nuggcts, brillant à fleur du sol. Ils étaient, en ce temps, trois compagnons, trois convicls en rupture de ban et rudement poursuivis par la police à cheval. D'autres eussent été pris; mais les chiens de la police, dressés pour la chasse humaine, ne pouvaient rien contre Gordon le charmeur. Les trois compagnons travaillèrent deux mois de suite, menant à tour de rôle le métier de chasseurs et de rôdeurs des bois pour avoir leur nourriture. Quand ils eurent amassé un bon tas du précieux métal, ils songèrent à partager. Le partage fut orageux. Les deux compagnons du char- meur restèrent au fond du trou : l'un éventré d'un coup de couteau, l'autre avec la cervelle brûlée.
Gordon Leath les regretta bien, car il ne savait plus comment emporter une aussi grande quantité d'or. 11 lui fallait un véhicule. Il fut surpris et entouré par la police noire, au moment où il volait le chariot d'un squatter de Bendigo, lieu devenu si célèbre par ses champs d'or. ^
Je n'ai pas k te raconter les cinq autres évasions de Gordon Leath et les efforts qu'il fit pour utiliser cette immense richesse qui raillait sans cesse sa misère. Cinq fois, il put revoir le trou où gisaient ensemble son tré- sor et les os de ses anciens compagnons ; chacune de ces cinq fois, il ajouta quelques poignées de métal à ses millions, mais toujours il était repris au moment de charger son butin.
Dans l'intervalle, cependant, les mines avaient été
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découvertes sur diverses parties du territoire australien. La fièvre d'or, plus brûlante que dans la Californie même, entraînait les populations qui s'ensevelissaient avec fureur dans ces tombes aurifères. Des districts en- tiers étaient labourés, fouillés, retournés de fond en comble, et parmi d'innombrables misères quelques co- lossales fortunes surgissaient tout à coup.
Là-bas, dans sa prison, le charmeur écoutait pas- sionnément les rumeurs qui venaient des mines. Il sa- vait, il devinait le chemin que faisaient la pioche et le pic. Les fouilles gagnaient, gagnaient. Gastlemaine vi- dait déjà le sable de ses entrailles, Bendigo ouvrait ses flancs. Après six évasions, tu penses que Gordon étaii bien surveillé. Le jour où il apprit que le premier parti de mineurs avait franchi les limites du Rodney, il donna cette suprême secousse qui rompt la chaîne du lion et il partit.
Le seizième jour, Bambô et lui arrivèrent au trou. Ils avaient un petit chariot, traîné par deux chevaux et une tonne, car le mot tonne d'oi\ employé jusqu'à présent par Gordon, signifiait : ce qu'il faut d'or pour rempHr une tonne.
Ce fut son premier soin. Il avait apporté des balan- ces. Il passa toute la nuit à peser l'or et à le vider dans le tonneau, qui se trouva presque plein, mais pas tout à l'ait.
Gordon eut cet enfantillage de vouloir la mesure exacte. Au lieu de charger son trésor et de partir au plus vite, il perdit une semaine à creuser la mine épui- sée. La tonne s'emplit en effet, mais les chevaux mal nourris s'étaient enfuis. Gordon dut tenter une expé- dition lointaine pour s'en procurer de nouveaux et fut pris pour la septième fois.
Avant de quitter la mine, Bambô et lui en avaient
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bouché avec soin l'orifice. La tonne d'or était en sûreté. Gordon put dire : Je reviendrai.
Quelques jours avant notre embarquement à bord du Saint-Jean-Baptiste, Bambô avait appris par le South Australia Mail, journal des mines, qui est lu avec avi- dité en Californie, que Gordon le charmeur avait reçu une balle dans la tète en accomplissant sa huitième évasion.
Il savait que Gordon aurait plutôt donné sa vie que son secret.
Il était donc, lui, Bambô, le pauvre noir mourant sur un grabat de la misérable Irlande, propriétaire d'une royale fortune!... »
Ici, Mornaix s'interrompit tout à coup et sembla prê- ter l'oreille à un bruit lointain qui n'arrivait pas Jus- qu'à Roger.
« C'est drôle! dit celui-ci, je suis comme les enfants. Je finis par croire à ces contes de ma Mère-l'Oie.. .
— L'existence de la tonne d'or est certaine comme il est vrai que cette lampe nous éclaire, prononça Mor- naix solennellement.
— Mais tu dis toi-même que les chercheurs d'or gagnent, gagnent, et que ce district de Rodney est envahi.
— J'ai des nouvelles jour par jour; cela en vaut la peine. Les mineurs les plus avancés sont encore à plus de soixante lieues du tombeau des deux compagnons de Gordon.
— Le hasard peut faire que le premier passant venu....
— Écoute! » l'interrompit brusquement Mornaix.
Il se fit un silence, un silence si profond qu'on pou- vait ouïr dans la chambre voisine la respiration douce et calme de Naranja. Le dehors ne rendait aucun son.
ROGER BONTEMPS. 115
Les premières lueurs de l'aube, indécises et brumeuses, dessinaient déjà les carreaux.
Mornaix se glissa jusqu'à la fenêtre qu'il entr' ouvrit. Il siffla. Le sifflet de G-relot lui répondit :
« Encore une demi-heure, murmura-t-il, et nous serons à l'abri... pour aujourd'hui.
— Qu'avais-tu entendu? demanda Roger.
— Rien. Tout ce que je viens de te dire, Rambô nous le raconta de sa voix faible et déjà brisée par l'agonie.
Quand il eut achevé, il retira un chiffon, caché- sous son aisselle. Ce chifî'on était le plan du district ou la tonne d'or était cachée.
— Et ce plan est tracé avec du sang ! l'interrompit Roger.
— Gomment sais-tu cela ? demanda vivement Mor- naix.
— Par les deux hommes qui parlaient à voix basse, ce soir, quand j'étais accoudé sur le parapet du pont. »
Mornaix demeura un instant pensif.
«c Alors, murmura-t-il, les Smith nous suivront jus- qu'en enfer ! »
Il reprit après un silence :
« Sous la dictée du nègre, Miguel traça deux itiné- raires, l'un partant de Sydney, l'autre de Melbourne, et aboutissant tous deux à la mine. Puis le pauvre noir mourut, les lèvres sur la main de Naranja qui lui par- lait de Dieu.
Miguel, Naranja et moi nous apprîmes par cœur sé- parément le plan et les deux itinéraires, et lorsque nous fîmes l'épreuve du pointage sur trois exemplaires de l'excellente carte de l'Australie méridionale, publiée par James Wyld, sous la surveillance du major Mit- chell, nos trois trous d'épingles entrèrent mathémati-
116 ROGER BONTE MPS.
quement l'un dans l'autre. Soit que nous prenions la voie de Sydney, soit que nous arrivions par Melbourne, chacun de nous peut aller droit à la cachette du char- meur. Nous sommes riches. J'ai de quoi acheter comp- tant le domaine de mes pères, de quoi entourer de diamants la couronne de comtesse qui siéra si bien au front de Naranja; j'ai renoncé à mes ambitions ; je ne voudrais plus d'un empire au prix du bonheur que Dieu m'a promis. Mais, entre ma main et ce bonheur il y a trois hommes de sang....
— N'étaient-ils donc point repartis avec le Saint- Jean-Baptiste ? demanda Roger.
— C'est une chose singulière, répliqua Mornaix qui rêvait. Au premier aspect, il semble que ces grossières natures n'aient de force que par les conditions mêmes du théâtre où elles se meuvent, là-bas, dans les solitu- des du far-west, comme ils appellent les abords de la Cordillère. Il semble qu'un sauvage de Cooper, par exemple, serait dépaysé, désarmé, vaincu d'avance par ce seul fait qu'il mettrait son pied nu sur le sol de no- tre Europe. Et ce doit être la vérité, car, pour aller, venir, et par conséquent livrer cette bataille de ruses qui est toute leur guerre, il faut ici glisser parmi la foule comme ils rampent ou galopent entre les grands troncs de leurs bois. Trop de gens regarderaient pas- ser l'homme à la peau rouge avec ses peintures et son scalp..,, mais ceux-ci, sauvages des pieds k la lète, en dedans de leur cuir, sont de race européenne et sa- vent porter l'enveloppe européenne. Leur teint Lasané peut venir d'Espagne ou d'Algérie. Ils peuvent passer inaperçus dans nos villes, habituées à tant de carava- nes, et nos campagnes leur rendent la solitude et l'imprévu de leurs sentiers.
Le Saint-Jean-Baptiste était reparti en effet; sept
I
ROGER BON TEMPS. 1 1 7
jours aprt'S la mort de Bambô, un prêtre catholique bé- nissait mon union avec Naranjacians une pauvre église du comté de Tipérary, car nous avions pris la voie de terre, afin de dérouter les poursuites. C'était le soir. Comme nous quittions l'autel, je sentis Naranja tres- saillir à mon bras. Trois ombres allaient le long des arceaux à demi ruinés. Elles disparurent par une porte latérale, mais nous les avions reconnues.
Nous étions pourtant à quatre-vingts milles de la mer !
Cette nuit-là même nous partîmes à cheval. Nous étions montés supérieurement, et dans tout le pays on n'eût pas trouvé autre chose que des poneys de marais. Nous ne rencontrâmes rien de suspect sur la route, mais une fois à bord du paquebot qui fait la traversée du canal Saint-Georges, nous vîmes, au vent de nous, le Saint-Jea7i-Baptiste qui donnait toutes ses voiles à la brise^et semblait railler notre fuite.
C'était à Londres que nous comptions embarquer pour l'Australie. Les Smith étaient sur le port au mo- ment de notre arrivée. Miguel les aborda et leur pro- posa un combat loyal. Jonathan répondit :
« J'avais acheté Bambô trente livres sterling à l'in- tendant de la pêcherie. Bambô était à nous; nous som- mes ses héritiers. Il nous faut la tonne d'or. »
Il ajouta en tournant le dos :
a Naranja nous la donnera. »
Quelques jours après, cherchant une querelle à tout prix, je frappai Jonathan au visage dans Haymarket, à la porte du théâtre. Il pâlit, mais il se retira sans ri- poster.
« Je ne veux pas vous tuer, dit-il. Il ne faut pas que le secret meure ! Gela sera payé plus tard. »
Que faire? fuir encore? à Paris, on trompe toute poursuite : c'est le proverbe. Nous vînmes à Paris.
118 ROGER BONTEMPS.
Paris pour nous ne valut pas mieux que Londres. Je sentais les démons dans notre air.
Je songeai à toi, d'abord pour un stratagème , -né dans la fièvre de mes nuits. Je comptais te confier Na- rânja pendant qu'une autre femme jouerait son rôle près de nous. Nous aurions ainsi divisé leurs pour- suites, ou bien débarrassés de toute crainte au sujet de "mon cher trésor, nous aurions pu prendre l'offensive et au besoin attaquer nos ennemis de vive force. Mais dans la maison où nous étions, la fille d'un voyageur étranger mourut. Naranja vil les préparatifs ordonnés par le malheureux père pour emporter l'enfant bien aimée dans son pays natal. Elle proposa d'elle-même le stratagème que nous avons employé.
Tout étant préparé, je suis allé à toi pour avoir un soldat de plus dans notre petite armée. Je t'ai dit ce que nous attendions de toi. Voici l'heure : tu vas mon- ter à cheval — »
Roger tendit sa main et répondit :
Œ Je ferai de mon mieux.
— Ce qui vient d'elle est heureux, reprit Mornaix les yeux fixés sur la fenêtre : nous avons bien fait de suivre son idée. Cette lueur du dehors est pour nous le meilleur de tousles présages. Ils ont été trompés, cette fois puisque, durant toute une nuit, il nont rien entre- pris contre nous. Nous te suivrons de près. Si nous quittons la France à leur insu, tout est dit; car en re- venant du Rodney, Naranja aura ses gardes comme une reine. »
Cette parole était à peine tombée qu'un chant de coq éclata au dehors. Mornaix tressaillit, et, d'instinct colla sa tête au mur. Roger, au contraire, fit un mouvement et se leva à demi, disant :
« Voici qui annonce le jour. »
ROGER BONTEMPS. 119
Un coup de feu retentit à une assez grande distance et la glace antique qui ornait la cheminée s'étoila en larges rayons, frappée à son centre par une balle qui avait brisé un carreau au passage.
Plus prompt que l'éclair, Mornaix se précipita sur Roger et le terrassa. Il était temps. Deux autres coups de feu sonnèrent. La lampe tomba fracassée et le dos- sier de la chaise de Roger fut brisé en pièces.
Le jardin s'emplit aussitôt de bruits. Le chien Turc hurla, des coups de sifflets se croisèrent et l'on entendit la voix puissante du Malgache qui criait au loin :
« A moi ! 3>
La chambre restait désormais plongée dans l'obs- curité, car c'est à peine si les premières lueurs- du jour combattaient l'ombre au dehors, la lampe s'était éteinte en tombant.
Chose singulière, Naranja n'appela point, comme si tout ce fracas subit l'eût laissée dans son tranquille sommeil. Mornaix saisit son arme et bondit jusqu'au seuil, disant :
» Reste ici; ne quitte cette chambre sous aucun pré- texte. Tu as le poste d'honneur ! »
Deux sauts le mirent au bas de l'escalier ; puis son cri traversa la nuit.
Roger entendit des bruits de pas qui allaient s'éloi- gnant. Un instant des chants de coq semblèrent railler dans diverses directions. Puis les pas se perdirent com- plètement au lointain et les voix se turent. Un silence profond se fit, rompu seulement à intervalles inégaux par le cri rauque de la girouette tournant au vent du matin.
Roger attendait debout, au milieu de la chambre, la carabine à la main. Il ne connaissait pas la peur, et son horreur contre les aventures venait peut-être de ce
120 ROGER BONTEMPS.
fait que l'idée du danger n'existait pas pour lui. Les gens qu'on appelle bravesj les chercheurs de périls, cè- dent presque tous à ce magnifique attrait qui est la ré- action d'une âme bien trempée contre la frayeur. Roger avait cet autre courage qui, sans être supérieur, est plus naïf et plus sûr : le courage de la complète insou- ciance. En ce moment, pourtant son cœur était serré ; ce silence pesait sur sa poitrine. Il eût donné quelque chose pour être où l'on courait, où l'on se battait. Le sang bouillait dans ses veines.
Mais Mornaix avait dit : « Reste ici. » Et Naranja, dormant dans la chambre voisine, n'avait pas d'autre défenseur que lui.
Il sourit parmi son angoisse, car cette pensée lui vint : Nannette et Naranja devaient un jour se connaî- tre et s'aimer.
Après deux ou trois minutes d'attente, qui lui sem- blèrent longues comme des» heures, une sorte de gé- missement sourd monta du jardin. Roger ouvrit la fe- nêtre. Une masse noire et immobile était le long du mur. Il n'y avait rien autre chose.
L'idée de descendre venait à Roger, lorsqu'un bruit léger se fit chez Naranja. Elle s'éveillait peut-être. En même temps, loin, très-loin, trois coups de feu reten- tirent. Dans le silence qui suivit, Roger crut entendre le nom de Robert prononcé d'une voix faible par la jeune femme.
Il appela, personne ne répondit. Cependant, le bruit reprenait à se faire entendre ; il semblait que Naranja luttât contre un mauvais rêve. Roger appela encore, puis il frappa doucement. Rien.
La terreur le saisit.
« Naranja! Naranja! » cria-t-il de toute sa force.
Rien encore.
ROGER BONTEMPS. 121
Il tourna le bouton de la porte ; elle»était fenmée.
Qui l'avait fermée? La sueur froide lui vint aux tempes.
Il souleva l'un des lourds fauteuils et lé lança à tour de bras contre la porte qui se fendit ^un furieux coup de pied élargit le passage.
« Naranja, madame où êtes-vous? »
Le lit était vide et la fenêtre grande ouverte.
Roger étreignit sa poitrine à deux mains, car ceci annonçait un horrible malheur.
Tout notaire qu'il était, il franchit l'appui de la fe- nêtre d'un saut, sans calculer la distance, et tomba ru- dement sur le sable du jardin.
Le jour avait grandi. De près, on pouvait distinguer les objets. La masse noire était le chien Turc gisant dans une mare de sang.
Une échelle se dressait contre la muraille, sous les fenêtres de la chambre où avait dormi Naranja.
Œ^^
122 ROGER BONTEMPS.
X
Où Roger voit passer Nannette.
Roger, la mort dans l'âme et s'accusant de n'avoir pas couru au premier appel, fouilla le jardin dans tous les sens; puis il en franchit la clôture et se mit à errer dans la campagne, appelant Naranja, Robert, Miguel et défiant à grands cris des ennemis invisibles.
Au détour d'un sentier, il se trouva face à face avec Mornaix, pâle et le front entouré d'un mouchoir san- glant.
« Ils étaient plus de trois, dit Mornaix en lui faisant rebrousser chemin. Je sais tout. J'aime mieux que tu n'aies pas été là. Tu aurais eu une balle dans la tête avant d'épauler ta carabine. C'est notre faute à nous et non la tienne. Tu es resté à ton poste. Nous autres nous avons été joués comme 'des enfants. Il y avait là un bonne moitié de l'équipage du Saint-Jean-Baptiste. Pendant que nous poursuivions trois coquins portant les propres habits des Smith, et pensant jouer notre va-tout les armes à la main, les frères Smith étaient déjàdanslamaison. Je tedis que leurs sauvages stra- tagèmes réussissent chez nous comme au désert. Ils ont cet avantage des gens qui ne connaissent même pas les barrières de la loi »
Il parlait avec une froide volubilité ; mais en par-
ROGER BONTEMPS. 123
lant il marchait si vite que Roger avait peine à le suivre.
« Naranja.... » commença ce dernier.
Mornaix ferma les poings.
« Là-bas, prononça-t-il avec une colère concentrée, nous n'aurions jamais abandonné Naranja. Là-bas nous n'eussions pas donné dans le piège. C'est l'idée, l'idée fausse de je ne sais quelle protection légale, la pensée que nous étions en pays civilisé, l'idée qu'on ne peut faire en définitive, cinq cents pas dans ces riches cam- pagnes sans rencontrer une habitation, des hommes, des secours.... »
Il se prit la tête à deux mains si violemment que sa blessure froissée lui arracha un cri d'angoisse.
« Naranja! Naranja! dit-il en un subit élan de dé- sespoir; mon amour chéri, le bonheur entier de ma viel »
Quand il découvrit son visage des larmes brûlaient ses yeux, Roger le pressa sur sa poitrine, parce que c'est une chose poignante de voir pleurer certains hommes.
« Anhita aurait peur, reprit Mornaix en se redres- sant brusquement, si elle voyait mes paupières mouil- lées. Elle ne me reconnaîtrait plus.... Allons! »
Il poursuivit sa route vers la maison et son ipas était ferme.
Le jour était tout grand quand ils arrivèrent. Grelot et Miguel attendaient dans la cour avec quatre chevaux tout sellés.
Madeleine gisait sur son lit et Vincent tremblait la fièvre. Ils avaient vu le diable cette nuit. On les avait garrottés, bâillonnés, et le pauvre vieux Turc saignait par son énorme blessure.
« Les gendarmes sont sur pied, dit Grelot.
124 ROGER BONTEMPS.
— C'est nous qu'ils vont arrêter, » répliqua Mornaix amèrement.-
Et Roger, malgré son émotion sincère, ne pouvait s'empêcher de penser :
« Si j'étais gendarme, je n'en ferais pas d'autres! »
Les gendarmes, en concience, n'ont pas à deviner le mot de ces invraisemblables énigmes.
« Gendarme ou non, gronda le Malgache, malheur à qui se mettra devant moi 1 »
Sans doute que les gendarmes arrivèrent trop tard. Le seul obstacle rencontré par nos cavaliers fut une troupe de paysans, armés de fourches et conduits par un garde champêtre. Gettearmée improvisée se débanda à leur approche.
On galopa silencieusement vers Dreux. Les rôles étaient changés. Désormais, on donnait la chasse au lieu de la recevoir. Le Malgache avait relevé les pistes autour de la maison comme si on eût été en pleine prairie mexicaine. Sa déclaration, plus nette et plus authentique que celle d'un expert juré, portait que sept cavaliers avaient pris, ce matin, la direction du nord- ouest. Le Saint-Jean-Baptiste devait être au Havre ou à Hontleur, Mornaix avait opté pour le Havre, et comme on n'avait point de relais sur la route, nos quatre com- pagnons devaient prendre le chemin de fer à Manies, qui était la station la plus voisine.
Mornaix marchait en avant avec Roger. Miguel et Grelot suivaient, échangeant k de longs intervalles quelques rares paroles . Roger en put saisir quelques-unes entre autres celles-ci :
« Maintenant qu'ils ont la senorita, leur jeu est de nous canarder tous tant que nous sommes pour ne rien laisser derrière eux. »
Le Malgache répondit :
ROGER BONTEMPS. 125
« S'ils nous attaquent c'est qu'ils seront sûrs d'en finir d'un seul coup. Ils ont gagné le gros lot. C'est h eux d'être prudents. >•
Après la première heure, muette et morne, Mornaix dit de sa pauvre voix changée et comme s'il eût voulu se convaincre lui-même :
c II ne faudrait pas exagérer le danger qu'elle court. Leur intérêt est de ne lui faire aucun mal. C'est pour eux la poule aux œufs d'or. S'ils la tuaient, ils per- draient tout. »
Roger pensait que Jonathan Smith avait tourné vers elle autrefois sa sauvage convoitise d'amour.
a Tu ne réponds pas! fit Mornaix avec impatience. Crains-tu donc plus que moi?
— Mon avis, répliqua Roger, est toujours qu'il y a des magistrats en France. Prétendre que trois scélérats ou même dix, vingt, cent scélérats sont plus forts que la justice me semble une pure et simple extravagance. »
Mornaix haussa les épaules.
« Quand nous atteindrons le Havre, prononça- t-il avec accablement Anhita sera hors des limites où le bras de la loi peut atteindre.
— Alors, aux grands maux les grands remèdes. Pour- quoi ont-ils enlevé Naranja? Pour avoir la tonne d'or? Donne-leur la tonne d'or et ils te rendront Naranja. »
Mornaix éperonna furieusement son cheval. Œ On peut essayer de cet onguent-là, dit Grelot par derrière.
— Avant qu'ils aient atteint Rodney, ajouta le Mal- gache, ce serait bien le diable si on n'avait pas dix oc- casions pour une de leur casser la tête à tous.
— Il faut marcher droit et agir avec loyauté,» pro- nonça gravement Roger.
Mornaix secoua la tête :
126 ROGER RONTEMPS.
« Ils nous jugeront d'après eux, murmura-t-il. Pour eux, il n'y a qu'une certitude, la possession, qu'une sû- reté, la mort de l'ennemi.»
La course se poursuivit silencieuse et rapide. Au mo- ment où ils arrivaient au pont qui traverse la ligne de Paris à Cherbourg, au-dessus de Dreux, le convoi de Paris s'approchait à toute vapeur. Roger poussa un grand cri et lâcha la bride pour porter la main à, ses yeux comme si un éblouissement l'eût saisi.
Le nom de Nannette tomba de ses lèvres. Il voulut appeler encore, mais le train s'engouffrait sous le pont avec un bruit de tonnerre.
Il ne s'agit pas de minutes, quand on parle de ces prestigieux chevaux que la science a enfermés par dou- zaines dans la chaudière d'une locomotive. La seconde qui suivit, le convoi glissait déjà, au lointain, laissant flotter derrière lui sa tourbillonnante crinière.... Ro- ger était resté sur le pont, accompagnant du regard l'é- norme serpent qui fuyait dans la fumée.
Il vit, ou crut voir, un point qui brisait la ligne nette et géométrique de ces profils : une tête de femme pen- chée à la portière —
Mornaix l'appelait déjà, et quand Roger raconta sa vision, Mornaix se prit à rire.
« Qu'irait-elle faire à Cherbourg, ta Nannette ? » lui demanda-t-il.
Roger chercha laborieusement en lui-même la ré- ponse à cette question, et ne la trouvapoint. Après une demi-lieue encore, faite ventre à terre, l'impression courte et vague qu'il avait reçue alla s'effaçant. Il gar- da au cerveau cette sorte de meurtrissure que laisse un rêve. Il ne savaitplus, il doutait. CerteSj'l'illusion avait été vive; il avait vu ce profil connu et charmant, ces adorables cheveux blonds, cette bouche si bien sculp-
ROGER BONTEMPS. 127
tée pour le sourire : mais tout cela dans l'ombre relative qui emplit l'intérieur d'un wagon, de loin, et si peu de temps !
Et de lui-même déjà il se disait :
« Ce n'est pas, ce ne peut être Nannette I Qu'irait-elle faire à Cherbourg? »
A Cherbourg ! si loin de Paris ! Nannon la fauvette de la mansarde ! Il leur faut Paris à ces pauvres chères petites fées qui gagnent le pain quotidien parle miracle de leurs doigts. Paris est le grand marché pour les fleurs que Dieu ne fît point naître d'un regard du soleil d'une larme de la nue, pour les fleurs qui coûtent l'en- nui, la fatigue, et qui se colorent au prix de tant de sourires perdus !
Il n'y a que Paris pour le travail des femmes comme pour le labeur des poètes. Et n'est-ce pas une poésie cette œuvre des femmes, délicate et multiple, qui de- mande la jeunesse et sert à la beauté?
Pourquoi à Cherbourg, Nannette?
Mais avez- vous entendu parfois ces refrains bizarres et tenaces qui durent tout le temps d'un voyage et que chantent les roues de votre voiture ? Vous avez beau faire pour imposer silence à cette chanson, elle persiste. Une fois que votre oreille a associé son rhytme fantas- tique au mouvement qui vous entoure, la chanson va s'entêter; vous la chassez, elle reviendra comme ces mouches cruelles qui boivent la sueur et le sang des chevaux.
Eh bien ! dans le galop de sa monture, Roger enten- dait une chanson, la chanson de Sainte-Aime en Auray, la dernière chanson de Nannette :
Si j' pouvais trouver un trésor Dans un vieux pot des pièces d'or!
128 ROGER BONTEMPS.
De l'or, toujours etpartout de l'or! De l'or plein une tonne, de l'or dans un vieux pot !
Mais ce n'était qu'une chanson, l'ombre d'une chan- son. Roger connaissait bien Nannette, peut-être! Un cœur d'enfant, désintéressé, généreux. Elle avait eu parfois de hères idées d'épargne. La voix du mendiant qui montait de la rue brisait sa tirelire du premier coup. Roger se disait cela, et son cœur battait, et ses yeux étaient humides.
Cependant la chanson s'obstinait, réglant sur le galop sa mesure motone :
Si i' pouvais trouver un trésor, Dans un grand pot des pièces d'or !
Qui sait! Nannon allait peut-être à Cherbourg, ou plus loin. Était-elle seule dans le wagon?...
Le cheval de Roger n'était, certes pas cause. C'était lui, pourtant, qui recevait les coups d'éperon.
Quand nos quatre cavaliers, couverts de poussière mirent le pied sous la gare de Mantes-la-Jolie, la chan- son se tut et Roger ^fit Nannette, dans sa mansarde, les deux mains croisées sur ses genoux, la lèvre muette, les yeux mouillés.
C'était bien ici le vraisemblable. Le vrai voyageait-il sur la route de Cherbourg?
L'attente fut courte; le train express devait passer dans une demi-heure. Nos amis avaient laissé leurs carabines à la maison de Mornaix. En apparence, ils étaient sans armes, mais Robert, Grelot et Miguel por- taient leurs revolvers. Roger, éveillé de son rêve et rendu au drame réel où le hasard et son cœur lui don- naient un rôle, inspecta l'intérieur de la gare et les alentours. Ses trois compagnons accueillirent avec un sourire froid l'annonce qu'il n'avait rien trouvé.
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a Nous serons au Havre avant eux, dit Mornaix. La question n'est pas là. Tout dépend du Saint-Jean- Bap- tiste. 0
Le jour allait baissant quand ils descendirent au dé- barcadère du Havre, et Roger ne put s'empêcher de penser que vingt-quatre heures auparavant, minute pour minute, il montait gaiement l'escalier de Nannon. En si peu de temps, une existence peut-elle ainsi se trans- former de fond en comble? Et tant d'événements tien- nent-ils en une journée?
Lorsque Roger venait à penser à son rendez -vous chez M* Piédaniel, à Mlle Eudoxie et à son contrat de mariage, il se croyait fou.
On prit trois chambres à l'hôtel d'Angleterre sur le quai. Grelot et Miguel n'entrèrent même pas, tant ils étaient pressés de se mettre en campagne. Mornaix dit à Roger.
« Reste ici et prends du repos. Je te préviendrai si j'ai besoin de toi.»
Et il s'en alla comme les autres.
G'étaitle cas ou jamais d'écrire la fameuse lettre d'ex- cuses à M* Piédaniel. Roger demanda solennellement une plume, du papier, de l'encre. H monta dans sa chambre et s'assit, plein de zèle devant le secrétaire banal.
Pendant cela, Miguel parcourait les bassins, à la recherche du Saint- Jean-Baptiste. Mornaix gagnait la jetée du nord pour inspecter le large, et Grelot prenait langue dans les cabarets du quartier marin.
Miguel ne trouva point ce qu'il cherchait dans les bassins, mais il fit connaissance d'un rôdeur qui lui en- seigna le meilleur tripot de la basse ville. A la pre- mière once d'or mexicaine qu'il risqua sur le tapis, dix voix s'écrièrent :
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a Encore un lascar du BuUer-Flyl il a leur monnaie !
— Qu'est-ce que c'est que le Butter-Fly? demanda Miguel.
— Un joli petit brick, maté à neuf, repeint de frais, et monté par douze lurons qui font rouler les cru- zades !
— Oùsont-ils, donc ces lurons, qu'on leur gagne quel- ques quadruples?
— Leur brick a dérapé avec le jusant de ce soir. Ils vont on ne sait où, mais ça ne doit pas être à la pêche de la sardine.»
Miguel perdit sa mise et quitta la partie.
« Maté à neuf, repeint de frais! » pensait-il.
Quand Miguel rejoignit Mornaix devant le brise lames, celui-ci braquait une longue-vue en rivière, suivant, aux dernières lueurs du crépuscule, les mou- vements d'un brick qui courait des bordées contre la marée et le vent comme s'il eût voulu gagner Honfleur.
« Le Butter-Fly ! dit-il, épelant les lettres du nom écrit à l'arrière.
— Le Saint-Jean-Baptiste I répliqua Miguel tranquil- lement.
— Ce n'est ni la même peinture ni le même grée- ment.
— Les navires se déguisent comme les hommes.
— Alors embarque! s'écria Mornaix, il nous le faut!
— Voici, dit Grelot qui tournait l'angle de la jetée un bon garçon bien pressé d'offrir ses respects à mon- sieur le comte.»
Il tenait au collet Jack, le petit mousse an Saint-Jean- Baptiste.
oc A force de regarder à travers les carreaux de tous les cabarets, poursuivit Grelot, j'ai fini par aviser le profil
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de cet honorable gentleman. Il reste ici trois hommes de l'équipage qu'on viendra chercher en canot. L'ho- norable gentleman se flatte, pour peu que vous récom- pensiez sa peine, de vous ménager une entrevue avec les frères Smith, cette nuit. »
Mornaix et le Malgache se consultèrent du re- gard,
« Vous avez l'idée d'aller nous dénoncer à la marine, je vois bien ça, murmura Jack le mousse, mais voici la nuit et les signaux sont prêts.
— Où, les signaux?